Le Verre de moisson

  • Gilles Laporte
  • 1998 | 5ème roman publié

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Date et lieu

De 1950 à 1970, dans les Vosges, à Igney, Épinal...

Sujet

En 1950, j'avais cinq ans. En ce temps-là, les trains suaient à la vapeur, les paysans parlaient à leurs chevaux, les bannières de Notre-Dame prenaient l'air chaque année à sa fête de septembre, et les vaches portaient encore des cornes. Déjà sur le chemin de l'église, je marchais dans l'ombre de Fabienne. Son parfum vanille annonçait l'encens. Introïbo ad altare Dei.

Puis vint le temps des prunes et du collège, des conférences de presse du général de Gaulle et du Spoutnik. Celui aussi - surtout - des premiers baisers. La vie se suspendait en étrange apesanteur, se retenait, se distillait, se dégustait comme un alcool jauni que l'oubli a transformé en liqueur… Mais le ciel couvait un orange terrible ! Alger… Charonne… Hanoï… Nanterre… Heureusement, ELLE était là ! Jusqu'à ce jour où… (4ème de couverture).

 

Édition

  • 1ère édition, 1998
  • Paris : Éditions Eska, 1998.
  • 24 cm, 304 p.
  • Illustration : Paul Flickinger (couverture).
  • ISBN : 2-86911-750-7.
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    Première page

    Aujourd'hui, Fabienne est en Allemagne. Et moi, aux pieds des Pyrénées.

    Des monts ventrus, des plaines orangées, des lacs, des fleurs et des cascades, des soupirs, des rires, des chutes et des rebonds, des forêts grouillantes, des emblavures assoupies, des villes et des villages, des fêtes et des commémorations, des rocs, des chants et des marchands que les quatre saisons épuisent, tout nous sépare désormais.

    Elle regarde vers le nord, et moi vers le midi. Elle respire du brouillard, et moi du romarin. Elle rêve d'avenir pour des enfants qui ne sont pas les miens. Et pourtant.

    Depuis près de vingt ans maintenant, elle vit dans le Bade-Wurtemberg, près d'une ville de pierre, de cuivre et de sapin. Freudenstadt, la ville de la joie.

    Dans l'ombre de l'église aux deux tours, elle y partage le frisson d'hiver et la moiteur grasse de l'été avec un autre, Gunther, de beaucoup son aîné. Mais qu'est-ce que l'âge ?

    Lorsqu'elle est partie pour le rejoindre, un matin de mai couvert de lilas et de pervenches, j'ai décidé de regarder ailleurs, dans toutes les directions où elle ne serait pas. Plus jamais.

    Alors qu'elle dort dans les espaces sombres et englués de brumes à mâcher, je veille, moi, dans la lumière et la transparence. Mais je ne veille que sur moi ! Curieux veilleur, celui qui ne veille que sur lui !

    Elle vit, là-bas, de mots glaireux crachés sur le silence et d'aspirations lentes au soleil, Kennst du das Land wo die Orangen blühen ? Tandis que je m'imprègne, moi, du spectacle des cimes à fleur de ciel ouvertes sur le chatoiement des ors de matadors. La vie. La mort. La naturelle. L'amour. Elle a choisi. J'assume. Et pourtant.

    Depuis un champ cathare doré de vignes, à Saint-Sernin, dans la tiédeur d'un printemps pressé d'arriver, j'ai envie de penser à elle.

    Les violettes dégringolent des talus et buttent sur un semis de pâquerettes. J'ai envie de penser à elle.

    Là-bas, le Picoulet de Quiraut couve la forêt de Callong. Le soleil scelle leur complicité millénaire. Plus loin, le Puigmal et le Canigou rayonnent de blancheur sur l'horizon laiteux. J'ai encore envie de penser à elle.

    Ici, à portée de main, naissent des alignements de vieux ceps qui vont mourir en fond de vallée. Des fumées de sarments montent et s'enroulent aux langues du vent. Un chien grogne dans une cour. Des alouettes grisollent. Les insectes commencent leurs jeux d'une saison.

    J'ai toujours envie de penser à elle.

     

    C'est lorsqu'elle glissa sa main dans ma culotte que je connus mon premier émoi.

    Avril ou mai. Je ne sais plus. Époque bleutée où l'approche des grandes vacances se fait plus lente et laborieuse. Mois de Marie perlé de rosée. Messes furtives au petit matin dans l'église fraîche encore de la nuit d'hiver. Gloria in excelsis Deo. École et son maître blanc de craie et de morale à quatre sous. "Un tiens vaut, ce dit-on, mieux que deux tu l'auras", certes. Mais "Qui vole un œuf, vole un bœuf !" Apparente rigueur républicaine en écho aux appels infinis de l'Esprit. Ite missa est.

    Elle m'avait entraîné sous le grand sapin, au fond du poulailler de ses parents, juste derrière le lavoir public où ma mère et toutes les femmes du quartier brossaient en caquetant nos blouses grises d'écoliers, les bleus de travail gras de sueur et de cambouis, les chemises à carreaux, les chaussettes souvent trouées et les vareuses musquées des étables. Parfois aussi, d'une main légère, leurs petites culottes qu'elles lavaient de troublantes traces de sang, avant de les jeter sous mon nez dans l'auge à rincer, en riant à pleine gorge.

    Elle, c'était Fabienne, Une fille mince et grande dont l'âge m'impressionnait. Quatre ou cinq ans de plus que moi. Son âge, et son regard vibrant de fille que le ventre commence à travailler. Ma main dans la sienne, je l'avais suivie en la retenant. Je ne savais rien du jeu qu'elle allait m'inviter à partager. Je n'en savais ni n'en devinais rien. Mais quelque chose me disait que je ne l'oublierais pas de sitôt. L'appentis débordait d'un bric à brac de brocante. Elle m'entraîna au milieu de roues aux cercles rouillés, de tonneaux, tonnes et cuveaux, d'outils luisants en cascade, de fourches, bêches et sarcloirs, de harnais poussiéreux, de longes, licols et colliers craquelés, de planches, poutres et madriers en piles branlantes, de paniers éventrés, de scies édentées, de fils, de câbles barbus, de crocs, de crin et de sainfoin. Et, partout, des poules rêches et rousses, des oies pompeuses, des canards pansus et pesants. Ici, dans l'ombre d'une carriole à genoux, bégayaient des pintades en colère tandis que là, sur le fumier criblée de crottes de lapins, trônait le coq.

     

    Épigraphe

    Épigraphe : En moi, la difficulté d'aimer a transformé en obsession le besoin d'aimer... (Pier Paolo Pasolini, Avec les armes de la poésie, 1984).

     

    Revue de presse

    La Liberté de l'Est

    23 septembre 1998. Claude VAUTRIN

    Le romancier vosgien Gilles Laporte nous offre en cette rentrée son dernier ouvrage, Le Verre de moisson. Un hommage à la vie faite femme.

    Le regard sur la vie ne peut se soustraire à l'éclat de la femme. A ceux qui l'auraient oublié, Gilles Laporte ravive superbement la mémoire. Dès la semaine prochaine, il nous invite en effet à partager Le Verre de moisson, son sixième roman paru aux éditions Eska.

    Un ouvrage où il distille avec bonheur, talent et de très intimes convictions "ces parcelles de lumière" qui de tout temps et aux heures les plus troubles du monde ont toujours su et sauront toujours - l'espoir est de toutes les pages - percer les pires obscurités.

    "J'y ai imaginé le parcours d'un gamin qui entre dans la vie dans le sillage des femmes", confie Gilles Laporte, l'œil encore éclairé par ces fêtes imaginaires, mais forcément "synthèses de femmes communes" : la mère,  les grands-mères, ces vieilles voisines qui en sont presque, ces plus jeunes porteuses du "premier émoi".

    Des femmes-courage

    Et le parcours est florissant, parfois empreint de tristesse, jamais désespéré, toujours riche de découvertes et d'émotions. Celles de l'homme en construction comme d'une époque - les années 50, 60, 70 - qui, sur les rives de la Moselle débordante, livrait ses airs de guerre d'Indochine et d'Algérie, ses terreurs extrémistes, ses certitudes gaulliennes jusqu'à des printemps pas forcément chantants.

    Sensible aux grandes heures parfois oubliées de l'Histoire qui l'inspirèrent dans Les Dernières violettes de La Mothe, Gilles Laporte inscrit dans Le Verre de moisson le parcours de ces femmes-courage dans une réalité plus contemporaine. L'ambiance n'en reste pas moins magique, initiatique cette fois, parce que plus intimiste, nourrie, c'est certain, du "sacré" que porte naturellement en elle toute femme.

    Le destin dérape parfois, interroge, s'invente d'inédites trajectoires, telle Fabienne, l'héroïne, brisant, au nom de l'amour, les tabous d'un passé noir pour s'inventer un avenir outre-Rhin.

    Mais les détails croustillants d'un quotidien sensible aux parfums de tarte aux mirabelles, de grande lessive ou de fournil en quête de chaleurs nouvelles, réveillent des appétits moins déchirants.

    Le plaisir est en tout cas de la fête, allant jusqu'à imprégner d'une senteur nouvelle la rose de novembre, toujours servi par l'écriture sensible, juste, suggestive d'un auteur qui, comme ses héros, a sans doute vécu des orages, mais reste plus que jamais un chantre de la vie.

     

    L'Est républicain

    23 septembre 1998. François RUFFIN

    Une éducation sentimentale selon Gilles Laporte

    Le tout nouveau roman de l'écrivain vosgien parle d'amour, de la force des femmes et des blessures de l'histoire. A savourer comme une confession...

    Ses fidèles lecteurs, encore entêtés par les parfums des Dernières violettes de La Mothe, retrouveront avec plaisir Gilles Laporte pour son sixième roman qui sort ces jours-ci aux éditions Eska : Le Verre de moisson.

    Le verre de moisson, c'est l'objet que les femmes emmenaient aux champs pour y verser la mirabelle et se donner un coup de fouet pour supporter la dureté du travail. C'est surtout un symbole : celui de l'absence des hommes, victimes de l'effarante saignée de 1914-1918, et du courage des femmes obligées de porter la société sur leurs épaules.

    Car le dernier livre de Gilles Laporte n'est pas un roman historique au sens le plus restrictif du terme, préoccupé de dépeindre une seule époque, à l'ombre de grands faits. Il est davantage un itinéraire, celui de ce siècle et plus particulièrement des enfants du baby boom, bientôt écartelés entre les préjugés de leurs aînés et une soif grandissante de liberté.

    Évidemment, sous la plume minutieuse et sincère de Gilles Laporte, complice en humanité de ses personnages, le trajet n'est ni simple, ni simpliste : "L'idée de départ de ce roman était de conter l'histoire d'une femme vosgienne dont le cœur choisit un Allemand, contre sa famille marquée par sept deuils durant la Grande Guerre. Il faut se rendre compte de ce qu'un tel choix pouvait signifier dans notre région, plus spécialement dans notre département, celui qui a le plus donné pendant ce conflit en termes de vies humaines".

    Amour, liberté et Mai 68

    Mais dans Le Verre de moisson, l'auteur vosgien n'a pas cherché à opposer deux époques. Plutôt à expliquer les déchirements, ceux des générations et des âmes. Autobiographique ? Forcément autobiographique : "Un romancier est un pillard, qui récolte dans son existence et celle de ses proches des éléments de récit. Il est planté dans l'humus de sa propre vie".

    Raison pour laquelle Gilles Laporte, dévoué chevalier servant de la femme, livre aussi dans son roman les clés d'une éducation sentimentale qui conduit son narrateur vers l'âge d'homme et, plus important, vers la liberté. La liberté d'aimer. Agité par les soubresauts de l'après-guerre, de l'Indochine au métro Charonne, en passant par le conflit algérien, c'est donc naturellement avec Mai 68 que se dénoue en partie la trame serrée de ce Verre de moisson.

    Une conclusion quasi inéluctable pour Gilles Laporte : "J'ai été dépassé par le besoin de témoigner, d'exprimer ce qui se passait à cette époque-là. C'est vrai, cette éducation sentimentale est finalement plus forte que l'aspect politique ou social d'un moment où la société a changé".

    L'amour, l'écriture : deux forces pour Gilles Laporte qui songe désormais délaisser un moment le roman pour se tourner vers le théâtre et, peut-être, une création à Paris dans quelques mois.

     

    La Liberté de l'Est

    11 octobre 1998

    Gilles Laporte : un nouvel hommage littéraire aux femmes

    Le thème du courage féminin est récurrent dans l'œuvre de Gilles Laporte. Déjà, dans son dernier roman, il faisait la part belle aux femmes. Des femmes qui ont beaucoup fait dans l'histoire des conflits régionaux.

    Dans son dernier ouvrage, Le Verre de moisson, il tente à l'aide d'une héroïne bousculant les convenances (mariage avec un Allemand, études, candidature aux élections) de décrire la cité des Images et l'Allemagne au sortir de la guerre 39-45 jusqu'aux années 70. "C'est un roman à la fois caustique et coquin", commente Gilles Laporte. Coquin ? Oui, parce que l'auteur retrace la vie d'une héroïne qui devient "l'initiatrice d'un jeune garçon".

    Voilà un trait plutôt inattendu sous la plume de Gilles Laporte. Non, pas tant que ça. Car cet homme tente par tous les moyens de cerner "le mystère féminin". Et c'est toujours vers cette quête que l'auteur tend. D'ici peu, il va entamer une pièce de théâtre dramatique, puis un roman historique, car il estime "avoir besoin, pour explorer ce mystère, de changer d'outil". L'occasion de varier les plaisirs tout en restant fidèle au même auteur.

     
     

    Page créée le samedi 10 janvier 2004,
    mise à jour le dimanche 21 mars 2010.