Pierre Suragne

 

Article de Claude ECKEN,
paru dans Altaïr 9, N° 2, hiver 1977, pages 34-43.

 

Suragne est mort, vive Pelot !

Du western à la SF, de Pélot à Suragne et de Suragne à Pelot, il n'y a que deux pas... et une dizaine d'années.

L'auteur bien connu du Fleuve Noir signera désormais ses romans de son véritable nom (ce qu'il faisait déjà avec les collections pour la jeunesse). Bien que cette affirmation se trouve démentie (en partie) par deux romans parus au Fleuve Noir, elle marque néanmoins la fin d'une première période, celle des années d'apprentissage de la SF. Suragne n'a fait qu'explorer la SF et les possibilités qu'elle offre, Pelot s'y lance à sa suite, fort de l'expérience acquise. Cette décision donne une orientation nouvelle à l'œuvre : Pelot se tourne vers de nouvelles préoccupations littéraires, ayant maintenant défini son univers romanesque. De même, ses activités se multiplient : l'auteur éclate dans tous les sens ; après le Fleuve, il passe à Fiction, Dédale, Univers, écrit dans les fanzines les plus divers ; le voilà qui donne des romans en lecture chez Denoël et Champ Libre, un autre doit paraître chez J'ai Lu (Les Barreaux de l'Eden, prévu pour février 1977, N° 728).

Il n'en continue pas moins à écrire des romans pour la jeunesse, principalement des western. Deux genres bien différents, mais qui se lient entre eux sous la plume de l'auteur. Les mêmes thèmes s'y retrouvent : l'amour de la nature et le refus de la civilisation moderne, l'anarchisme et la fuite face à la répression, l'attente d'un sauveur, espéré sans cesse, toujours rêvé, et un pessimisme grandissant, face à l'échec ou après le réveil brutal.

C'est dire que le schéma initial sert encore de modèle, non pour une répétition inutile, mais un approfondissement et un enrichissement constant des thèmes développés.

Cet essai sur l'œuvre de Pelot / Suragne tentera d'établir les différences et les ressemblances des romans de western et de SF, et de noter ainsi l'évolution de la pensée de l'auteur.

Le héros type des romans de Pelot est un solitaire, épris de liberté et de grands espaces, incapable de s'intégrer à la société. Il fuit avant tout la civilisation, et le progrès, qui "est une bête affamée, peut-être un monstre" (Le Pays des rivières sans nom). Une civilisation en pleine croissance impose les restrictions nécessaires à sa survie, et à son évolution, créatrice de nouvelles représentations et de répressions diverses. La société aliène la liberté individuelle au profit de la masse, parvenant à une déshumanisation progressive. Déshumanisation de l'homme, ramené au niveau d'un modèle de consommation se perfectionnant (entendons par là une docilité et une efficacité supérieures) au fil des séries. Ainsi les Vatayéens parviennent à la perfection avec le dernier modèle de leur race : les Loherts, capables de reproduction par parthénogenèse (Ballade pour presque un homme). "Mais peut-être la perfection n'est-elle pas une bonne chose" (Le Raconteur).

Cependant, avant de changer l'homme, la civilisation atteint d'abord la Nature, milieu auquel elle se substitue, adaptant l'environnement humain à sa nature. Le résultat est loin d'être celui escompté : "Pour amener le monde à la mesure de l'homme, il avait fallu, bien évidemment, l'amputer" (Les Légendes de Terre).

Freiner le progrès technique, et transformer la civilisation, d'après Pelot, est chose impossible. Il faut un changement radical de mode de vie. C'est le retour à la terre, la vie en petit groupe (le clan ou la famille, et pas de cellules plus grandes), le respect des traditions qui est l'expression même d'une société statique, perpétuant les coutumes qui ont fait leurs preuves. Pelot réclame une société fondée sur l'anarchie et le respect de l'individu. Pour lui, le meilleur exemple en est la civilisation indienne d'Amérique du Nord. Voilà qui justifie le western dans la carrière de cet auteur et explique le grand nombre de peuplades sauvages dans ses récits de SF, les petits villages isolés comme théâtre d'un récit fantastique. La Septième saison est un livre entièrement fondé sur les indiens Hopi.

Les grands espaces verts, les peuplades anarchistes décimées par des états puissants, tout cela se retrouve aussi bien dans le western que dans la SF, chez Pelot. Le héros ne lutte pas contre ces massacres ; il sait qu'il n'y a rien à faire : "Ils sont devenus les Indiens d'Amazonie, d'il y a quelques siècles. Nous les recherchons. Bien sûr, nous ne les massacrerons pas. Au contraire. Nous leur offrirons les "bienfaits" de notre civilisation. Nous leur apprendrons à s'intégrer... Que faire d'autre, Deva ? La machine est derrière, et elle nous pousse, et nous ne pouvons plus reculer" (Le Pays des rivières sans nom).

Tout au plus le héros, sans se défendre, se range-t-il du côté des opprimés, afin de leur apporter, au moins, un soutien moral. C'est Dylan Stark qui se range aux côtés des indiens, pour une longue marche épuisante qui doit les conduire dans leur nouvelle réserve (La Marche des bannis). C'est Nolis qui se fait l'infirmier des Larkiossiens parqués sous terre (La Septième saison). Acte héroïque, mais qui n'apporte pas de solution au problème. Bientôt, conscient de la futilité de ce geste, le héros suragnien prend la fuite, rejoint ceux qui se battent, ou cherche le havre de paix et l'isolement.

Il se réfugie dans un ailleurs rêvé si la fuite physique est impossible. Denn parcourt les couloirs d'acier de la cité (Mecanic Jungle). Ars, le mutant (Et puis les loups viendront) refuse d'espérer plus longtemps : "Sortir de cette merde qui est faite de regret, d'amertume, de mort et d'infinie patience ! Je vomis votre sagesse" *. Price, le prêtre, se réfugie dans la folie. Dylan Stark part toujours vers de nouvelles contrées plus sauvages, et Jost demeure isolé sur sa colline, isolé des hommes (La Nuit du diable).

*  J'ai parlé tout à l'heure du respect des traditions ; il est évident que la coutume doit être conservée uniquement lorsque la situation le permet. Devant les dangers menaçant la société, il ne faut pas hésiter à changer les coutumes établies, pour les sauver justement. Ainsi, Ars vomit la sagesse des anciens, qu'il aurait respectée en temps normal, car la situation exige d'autres valeurs que celles établies par la tradition.

La fuite ne consiste pas uniquement en un refus de la civilisation, mais se mue en quête d'un absolu désiré, rêvé. Zar sous l'emprise du HyM, refait, selon ses désirs, la terre ravagée (Une si profonde nuit). Arian Dhaye cherche les "dieux" capables de délivrer la terre de la tyrannie de ses maîtres (Une autre Terre, L'Île aux enragés), rêve qui ne se concrétisera pas.

Pelot ne se nourrit pas d'illusions : le rêve est stérile, le combat perdu d'avance, et la fuite débouche sur d'autres injustices ; car tout système a ses avantages et ses défauts. Horan, fuyant une civilisation souterraine répressive, aboutit dans un pays de sauvages, plus libre, mais tout aussi cruel (L'Enfant qui marchait sur le ciel).

Ce problème est relatif à tous les héros de l'auteur : la nuit à laquelle ils tentent d'échapper n'a pas d'issue.

A la lecture de ce qui précède, on pourrait croire que le passage du western à la SF n'est que réduplication de la part de l'auteur. Le héros, toujours solitaire, erre en quête de quelque chose qu'il ne définit pas exactement. Les vastes prairies de l'Ouest deviennent les immensités galactiques ; le racisme ne s'exerce plus sur les indiens, mais sur les peuples des planètes colonisées. Daniel Riche et Boris Eizykman ont bien souligné les rapports entre western et SF *.

*  La Bande dessinée de science-fiction américaine (Albin Michel, collection Graffiti) : après la conquête de l'Ouest, la conquête de l'espace !

Mais ici, il n'y a pas simple transposition. Les différences d'un genre à l'autre ont également leur importance ; Dylan Stark se bat contre des individus de tout acabit, Jost a des démêlés avec un éleveur de bétail. Bref, tous les héros de western affrontent un ennemi différent, de par sa nature ou sa position sociale : qu'il s'agisse du voisin, d'un truand ou d'un représentant de l'État, il n'est là que pour faire vivre une aventure. Dans les romans de science-fiction, la menace provient toujours de la société elle-même, incarnée par ses représentants. Le héros de SF se révolte contre l'ordre établi, s'exclut lui-même de la société qu'il combat. Si Dylan Stark passe pour être un marginal, il n'était pas sans cesse en guerre contre l'ordre et la loi. Le cadre de l'Ouest américain ne suffit plus à Pelot, lorsqu'il veut décrire le danger d'une civilisation aliénante. Seule la SF, littérature à catastrophe, permet de montrer à ses contemporains les défauts de leur société. Elle est la loupe qui permet de grossir démesurément ce qui est aujourd'hui à peine perceptible ou ignoré.

D'autre part, on le sait, la SF a ses vertus thérapeutiques (voyons ! tout médecin vous le dira : particulièrement recommandé contre les angoisses, dépressions diverses et les maladies mentales. Ne pas dépasser la dose prescrite, et consultez les ordonnances de votre critique attitré). Se vider de son fiel ou de ses problèmes dans un livre permet de mieux affronter l'existence ensuite. Freud a déjà insisté sur l'importance de la créativité : elle sublime les névroses. Que dire alors de la SF, qui permet toutes les audaces et tous les délires ? "Il y a un bon truc avec la SF, car je l'ai découvert façon thérapeutique, et je me suis libéré d'un tas de trucs [...]. Et je crois qu'on a besoin de ça comme médicament. C'est le cas de presque tous les écrivains, mais la SF permet un traitement plus profond par la liberté qu'elle laisse !" (Non stop avec Pierre Suragne, interview réalisée par R. Nolane). Ainsi, le western écrit il y a quelques années permettait encore des issues, heureuses, qui se font de plus en plus rares dans les romans de SF. Curieusement, les nouvelles paraissent beaucoup plus optimistes dans l'ensemble que les romans ; du moins, les sociétés décrites ne paraissent pas aussi sombres que celles décrites dans les bouquins du Fleuve. Il faut insister également sur les livres publiés dans les collections pour la jeunesse : si leur conclusion est heureuse (bien que l'on retrouve au cours du récit les mêmes systèmes oppressifs), ce n'est pas parce que le roman est destiné aux jeunes lecteurs. Mais le livre paraît au contraire dans une série pour adolescents parce que sa conclusion est optimiste. "Je ne fais pas de distinction quand j'écris. Il se trouve que j'ai des bouquins qui paraissent dans des collections dites pour les jeunes, mais je le répète, je ne fais pas de différence. J'écris des histoires qui se trouvent être passables dans telle ou telle collection, mais pour moi, je les ressens comme ça" (Non stop avec Pierre Suragne, op. cit.). La distribution dans une collection pour adultes ou adolescents intervient donc après la rédaction du livre, et n'est pas préméditée. Ce qui fera paraître l'auteur aux yeux des lecteurs moins pessimiste qu'on ne veut bien le croire...

Nous avons observé jusqu'à présent la position du héros face à la société : en désaccord avec elle, il fuit celle-ci, refuse l'intégration. Déjà marginal dans les romans de western, le héros est un homme intégré dans les récits de SF, qui prend un jour conscience de sa situation. De la description d'une marginalité déjà établie, Pelot passe à l'analyse du moment de rupture. Déchirure sans cesse répétée, le héros passe presque sans transition d'un mode de vie à un autre. Une fois la brisure opérée, il se retrouve seul, face à un monde devenu agressif à son égard. Seule la fuite est possible. Si celle-ci est impossible, une fuite psychique la substitue. Le refuge dans un monde rêvé (par la drogue) ou dans un univers intérieur (la folie) institue une seconde déchirure, celle de la personnalité. La schizophrénie admet une seconde réalité, parallèle à la nôtre. Cette dualité se retrouve à tous les niveaux dans les romans de Pelot : chapitres appartenant à deux réalités spatio-temporelles différentes, et qui finissent par se rejoindre ou se croiser ; failles temporelles, univers parallèles multiples... Le temps sans cesse bouleversé, les univers qui s'interpénètrent sont des constances dans l'œuvre de Suragne...

La confusion qui en résulte est un amalgame de réalités, imbriquées les unes dans les autres. Les seuls titres de romans peuvent déjà donner une idée de ce mélange : Je suis la brume, Une si profonde nuit, Brouillards... Dans Une si profonde nuit, les réalités sont si étroitement mêlées qu'elles n'ont plus ni début, ni fin : Joraf attend la venue d'un sauveur qui aidera l'humanité. L'annonce de cette venue est faite par la naissance de deux enfants non aveugles (cette fois, le Messie est un garçon et une fille). Mais tout ce qui précède n'était qu'un rêve de Zar : Joraf n'existe que dans son imagination. Zar voyage dans un vaisseau interstellaire en compagnie de Jery, un androïde doté du même psychisme que le sien. En fait, tout ceci n'est qu'un rêve insufflé à une femme en hibernation par le robot Jery qui n'ose lui avouer la mort de Zar, dont il a d'ailleurs endossé la personnalité complète, jusqu'à sa folie. Le schéma est le suivant : Joraf, rêvé par Zar, Zar rêvé par Jery qui se demande s'il n'est pas le rêve d'un autre. Après le mot "fin", on peut lire : "A un moment de sa vie, l'homme qui s'appelait Joraf s'était dit : "Un jour, quelqu'un viendra, qui saura... La nuit ne peut être éternelle, il y aura une fin". Il avait soif d'espoir, soif de lumière, mais il était seul tout au fond de sa nuit, sans même une femme qui aurait pu lui donner un enfant... Il ne possédait rien, qu'un délire noir qui bouillonnait en lui, et la source fragile de ses rêves". Jery rêvé par Joraf : la boucle est bouclée.

Lorsque même la fuite, physique ou psychique, est impossible, il ne reste que l'espoir. L'espoir permet de supporter l'attente, attente d'un sauveur quelconque, homme ou dieu.

Là encore, le temps a son importance : après la conclusion pessimiste d'un récit vraisemblablement situé dans le futur (il n'y a donc plus de raison d'espérer si l'avenir doit être si sombre), le lecteur apprend que tous ces événements se déroulaient dans un passé fort lointain, avant la naissance de notre civilisation. L'espoir est donc intact. Paradoxalement, ce renversement de situation dans le temps participe à une vision cyclique de l'univers : tout recommence toujours. Y-a-t-il donc une issue réelle ?

L'attitude d'un héros suragnien réside donc dans l'attente *. Mais en qui placer ainsi sa confiance aveugle ? D'abord réfractaire à l'idée d'un dieu omnipotent qui veille sur nos destinées, Pelot place sa confiance en l'homme. Mais l'espoir est vite déçu : Horan n'a pas l'envergure dun dieu, même si on le prend pour tel (L'Enfant qui marchait sur le ciel) ; Syll et Jahel, incapables d'assumer leur terrible responsabilité, se crèvent les yeux (Une si profonde nuit). L'homme ne sera donc pas un sauveur, mais un soutien au héros solitaire. Reste donc la religion, l'espérance des humbles.

*  Au moment des romans western et dans les premiers livres de SF, le héros partait encore à la recherche du sauveur : Arian Dhaye tente de retrouver les "dieux" capables de sauver la terre (Une autre terre).

La position de Pelot face à la religion reste délicate. Avant de nier l'existence d'un dieu, l'auteur refuse d'abord de croire et surtout d'obéir aux représentants terrestres : les curés. Ces derniers sont certainement à l'origine de son manque de foi, de même que certaines contraintes familiales :
- "Tu iras à la messe ! disait Maman. Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
- Les autres, eux, n'y vont plus depuis longtemps, et je...
- Ne t'occupe pas des autres, tu entends ? Il suffit qu'ils disent un mot pour être écoutés, ceux-là. Mais moi... Enfin, est-ce que c'est ainsi que nous t'avons élevé ? Mets tes souliers !
"(Le Dieu truqué).

Dans ses premiers livres, Pelot condamne plus l'utilisation faite de la religion que celle-ci dans son essence : "Surtout, surtout, ne lui dites jamais qu'elle est la couleur de Dieu, dit un noir" (La Couleur de Dieu). "La foi, c'est d'avoir peur avant tout" (Mais si les papillons trichent). "Il s'était toujours méfié des curés - mieux, il ne les aimait pas, c'était physique. Il n'avait jamais compris ces personnages, intelligents au demeurant, et qui suivaient de sérieuses études, n'en consacraient pas moins leur vie à une mystification flagrante. De fieffés comédiens, des professionnels du Bien. C'était ce qu'il pensait sincèrement" (Suicide). Mais tout cela ne l'empêche pas de se poser des questions, de chercher à savoir la vérité : - Qui règle ça ? [...] - Va savoir, Denn, va savoir, mais c'est joliment fait (Mecanic Jungle, à propos du jour et de la nuit). Ce doute tracasse, et sans pouvoir se décider pour l'homme ou pour Dieu, Pelot, au cours de ses romans, passe de l'un à l'autre : "En qui devons-nous croire ? - En l'homme. Croire en l'homme-dieu" (Mecanic Jungle). "J'aimerais bien croire, je ne sais pas, en Dieu, en diable. Toutes ces fadaises. Ca me prend envie d'y croire. Et puis, je me taille au galop, au bord du précipice. Le doute, c'est ça le trésor, la richesse. C'est ça, pour moi. Ne pas savoir, et toutes les possibilités, toutes les solutions devant toi. C'est ça qui est vrai et chouette... Ils ont raison d'y croire. Ce serait tellement beau ! Ca remettrait en cause tous leurs principes à la con !" (La Peau de l'orage).

Croire en Dieu, oui, mais pas au dieu institué par les hommes : "Cette conception de Dieu unique que l'on doit respecter et craindre a dû apparaître la première fois dans l'esprit d'Ollo. C'était un moyen supplémentaire pour asservir les sujets des cités" (Mecanic Jungle). Le dieu des hommes n'est qu'un "dieu truqué", un mensonge. Ni l'homme, ni dieu ne seront des sauveurs : le trône de dieu est depuis longtemps vide, et l'homme qui a pris sa place n'est malheureusement qu'un idiot. "- Dieu n'est qu'un mot pour conjurer la peur. - Les hommes sont aussi des mots ? - Bien sûr". Telle est la sombre conclusion d'Une si profonde nuit. Il n'y a pas de sauveur, et si dieu existe, il est bien trop éloigné des hommes pour en prendre même conscience : "Il n'y a pas de Dieu qui n'ait besoin des hommes, pas d'homme qui n'ait soif d'un Dieu... mais de la source aux lèvres, il y a des distances infinies, surhumaines, que nul n'a jamais pu franchir ! Jamais les Dieux n'ont entendu les hommes, jamais les hommes n'ont su voir les Dieux" (Une si profonde nuit). L'espoir attend dans le vide.

Si l'humanité n'engendre pas son sauveur, il crée au moins des soutiens au héros solitaire capables de lui remonter le moral (c'est déjà ça !). La femme a ce rôle ; elle est également fécondatrice, et qui sait si d'elle ne naîtra pas un sauveur ? Mais Denis Guiot a déjà suffisamment disserté sur le rôle de la femme (Déchirer le manteau des ténèbres). Je préfère approfondir ici le problème de l'enfant, tout à la fois sauveur et danger pour l'homme. Niaok, Horan, Syll et Jahel, Deva sont des enfants sauveurs, mais le plus souvent l'échec est leur lot. D'abord parce que leur mission est écrasante ; ensuite parce qu'ils ne sont encore que des enfants (seul Niaok est manipulé par une force extérieure indépendante de lui ; il est également seul à sauver), fragiles encore : "L'enfant était âgé de huit années. Hui, c'est parfois déjà très vieux, très désespéré. C'est parfois l'âge de la mort" (L'Enfant qui marchait sur le ciel). L'enfant a besoin d'être rassuré, protégé ; or, on lui confie une tâche que nul homme n'est capable d'accomplir, et qui déjà pèse sur ses frêles épaules. "Ce couteau-là, c'était déjà un ami. C'était la force qu'il n'avait pas du haut de ses huit ans, c'était la confiance qu'il n'avait plus. Pour découper e chaos et se nicher bien chaud au ventre du vide qui viendrait" (Duz). Mais l'enfant représente également un danger pour l'homme : être fragile et innocent, il vole l'affection que celui-ci attend de la femme. Il devient le rival direct, à éliminer (Brouillards). L'enfant peut aussi se révéler un être cruel et égoïste : c'est le sujet de Duz.

Abandonné par ses parents dans un orphelinat, Duz fait l'apprentissage de la méchanceté et de la cruauté, gravit les échelons de l'horreur. C'est la seule fois, dans ce roman, que Pelot donne une image noire de l'enfant. Encore l'enfant est-il entraîné par d'autres, et son attitude agressive n'est qu'un réflexe de défense contre le monde extérieur. Cette fois, le héros est l'enfant, et c'est lui qui attend un sauveur. Cette situation inédite explique peut-être le caractère donné à l'enfant. Il faut considérer Duz comme un héros suragnien, en quête de sa liberté et de son salut (ici, la mère), en lutte contre la société qui l'entoure (l'orphelinat). Mais comme il est encore un enfant, il n'a pas encore perdu son agressivité et s'en sert pour se défendre. L'attente de la mère est significatif de la part de l'auteur ; il s'agit d'un retour désiré à la position fœtale : la fuite jusqu'aux origines. Le héros attend sa mère, Calien souhaite redevenir un enfant pour être dans les bras de sa femme, protégé par sa tendresse (Brouillards). Duz n'est pas tout à fait un enfant : de par ses actes cruels, il est déjà homme. "Tous méchants, tous les hommes méchants. Je ne voulais pas être un homme un jour, parce que je serais méchant moi aussi, et je ne voulais pas être méchant" (Brouillards). Lorsque sa mère vient le chercher, Duz n'est plus un enfant, mais un homme. En d'autres termes, conscient de son désir de retour au fœtus, après avoir assumé (pris conscience) ce désir, l'auteur reprend sa véritable personnalité, enraye ce repli vers soi. Duz n'était qu'un homme déguisé en enfant. Dans les autres romans, l'enfant garde la place qui lui revient : celle d'un gosse tout entier plongé dans son univers féérique, loin des hommes et de leurs problèmes : "L'enfant qui jouait au sein de ce monde merveilleux de vieilles choses et de trésors rouillés" (Je suis la brume). "Allons voir les enfants, maintenant. C'est toujours tellement loin les enfants", telle est la belle conclusion de L'Île aux enragés.

Avec sa hargne coutumière, Pelot a, en vain, cherché une issue autour de lui, attendu un sauveur. "Mais il n'y a pas d'autre sauveur que soi... Toutes ces images ne sont que des miroirs, tentants mais déformés, ne reflétant que sa propre image. Renvoyé à soi-même, le voici arrivé au bout de sa quête" (Déchirer le manteau des ténèbres *). Il lui reste maintenant à réaliser celle de son identité : renvoyé à lui-même, l'homme n'a plus qu'à s'interroger. Mais ceci est une autre histoire...

*  A l'adresse de Denis Guiot : Alors que je commençais enfin d'entrevoir la fin de mon article, je suis (malheureusement) tombé sur le sien. Non seulement la ressemblance de certaines idées m'a frappée, mais elle m'a gênée pour poursuivre mon travail, conscient de le répéter, et même de le paraphraser en ce qui concerne sa conclusion. Je me suis donc servi de la sienne pour établir la mienne. J'espère qu'il ne m'en voudra pas.

 

Claude Ecken.

 

 

Page créée le mercredi 21 janvier 2004.