Le Western sans racisme

 

Article de André TILLIEU,
publié dans La Gauche (journal de Bruxelles), en août 1966.

 

Pierre Pelot ou le western sans racisme !

Des amis m'avaient conseillé de lire pendant mes vacances (ça arrive qu'il pleuve, je vous assure !) les trois livres de Pierre Pelot parus en Marabout Junior. J'étais peu chaud au départ : comme Péguy, je me méfie plus des professionnels de la jeunesse (que sont fatalement les promoteurs d'une édition destinée aux jeunes) que de ceux de l'amour. Et puis... j'ai lu les trois romans d'une seule haleine. Je sais désormais que ces amis me voulaient du bien. Et que Pelot a écrit là de bien beaux livres.

La Piste du Dakota, c'est la "longue marche" d'un troupeau et de ses gardiens vers de plantureux pâturages ; Black Panache, l'histoire émouvante d'un cheval hors-la-loi, malin comme un singe, dont la mort soulève en nous une tristesse de môme ; quant à Comme se meurt un soleil, il narre comment les Indiens Utes, à qui l'armée américaine refuse les fusils qu'elle est tenue de leur céder par contrat, sont acculés à s'en emparer par la force pour que squaws (épouses) et papooses (petits enfants) ne crèvent pas de faim (eh ! oui là-bas aussi il faut des carabines pour tuer le gibier !).

Ce qui m'a frappé d'emblée chez Pelot, c'est la structure de ses romans - pourtant théoriquement destinés à des gosses. Admirablement ficelés ! Entrée en matière directe, scènes habilement préparées et décrites avec maîtrise, art indéniable de susciter une atmosphère par la simple rencontre d'un paysage et d'un météore, etc. On passera sur quelques maladresses, sur quelques erreurs de perspective romanesque, d'autant plus volontiers qu'elles sont extrêmement rares. De toute façon - cela est d'importance -, s'il y a quelques naïvetés, par contre aucune puérilité ! Les récits suent la vraisemblance ; le deus ex machina a été laissé dans le placard.

Il y a surtout, du côté de la forme, que la langue possède une belle assurance. Et, à chaque nouveau livre, on peut voir ce style s'affermir encore, se colorer, acquérir une voix plus autonome. En outre, le verbe s'éclaire fréquemment des feux de la poésie ; mais sans forfanterie, sans se forcer (à l'encontre donc de Claude Seignolle, un auteur de récits fantastiques pour "grands" - cher à Marabout - dont les images sont sollicitées à outrance). Pour Pelot, une nuit peut être "occupée à balancer ses étoiles dans un ciel d'encre" ; une journée écrasée sous un soleil terrible lui fait lâcher ces simples mots, lestés d'une charge poétique étonnante : "l'ombre appelait" ; d'un sachem perdu dans la mêlée, il dit joliment qu'"il était occupé à respirer la bataille". Stetson ! (Cela veut dire "Chapeau" en langage cow-boy...).

J'en arrive à un autre aspect de la personnalité de Pierre Pelot : le gaillard possède une connaissance étourdissante des États-Unis du siècle dernier. Il connaît notamment l'Ouest d'après la Guerre de Sécession, que c'en est un plaisir ! Entendons-nous bien : il ne s'agit pas d'une connaissance épidermique dont se satisfont habituellement les auteurs pour jeunes, ni d'un culte snob du mot devant qui la chose s'effacerait. Non, Pelot connaît en profondeur. Non seulement la topographie des lieux, ça c'est de bonne règle. Mais il sait aussi l'épopée de l'Ouest sur le bout des tripes. Il n'ignore rien des moeurs, ni de la mentalité des héros du Far-West : Indiens, cow-boys, propriétaires, militaires yankees... La Prairie n'a plus de secret pour lui : il sait où fleurit l'arnica, comment on castre les yearlings (bêtes d'un an : en Camargue, on dit anouble, me semble-t-il), où rôde le lion de montagne, ce que mange le cariacou, les habitudes du coyote, la routine du chouca, l'heure où attaque le puma…. Au fait, j'ai peine à croire que Pelot soit un gars de notre temps ; j'estimerais plutôt qu'il est la réincarnation d'un vieux briscard de l'Ouest - poings cogneurs, face burinée, courage serein, gâchette an alerte - qui a vécu au "Siècle du Déshonneur" (c'est ainsi qu'un historien a dénommé ce siècle qui a vu l'extermination des Indiens) ; non pas tellement en raison de ses connaissances, mais à cause de l'expérience que ses récits accréditent. Si cet instinct, cette science de l'Ouest, Pelot a été les chercher uniquement dans les livres, il a dû bénéficier d'une grâce et d'un coup de foudre peu communs.

On peut lui faire confiance, il connaît ses classiques, westerns et compagnie. Il n'en assume pas pour autant toutes les données ! J'en ai presque eu le souffle coupé : ce passionné du Far-West est antiraciste. Le racisme, il en a même ras le bol. On pouvait déjà se rendre compte dans La Piste du Dakota que Pelot portait les Indiens - ces déshérités - dans son cœur : une amitié entre Blanc et Indien (d'Attowack il dit : "Il était beau"), des Sioux très humains et un certain ton ne laissaient aucun doute à cet endroit. Avec Comme se meurt un soleil , le refus du racisme se précise, se formule avec netteté; plus de confusion possible. M'est avis que voilà un fait assez peu coutumier dans la littérature destinée à la jeunesse. Je suis persuadé en tout cas que son dernier livre est un des rares où la lutte contre les Indiens nous est présentée exclusivement dans l'optique indienne, tant du point de vue sentimental que de la relation des faits ; d'habitude, "les victoires indiennes sont toujours nommées massacres... tandis que les massacres commis par les Blancs reçoivent le nom glorieux de victoires". Pelot n'est pas un lâche : il ne veut en aucune façon se réfugier "derrière une excuse militaire quelconque". Il assume pleinement sa responsabilité d'être humain. Quand un protagoniste blanc ayant déserté et pris parti pour les Utes s'écrie "Ma conscience est claire : c'est avec elle que j'entends être en règle !", on peut être sûr que c'est l'auteur qui donne son opinion. Il en va de même lorsque Randy, ce Blanc marié à une Indienne, lance cette profession de foi : "Mon sang est rouge, capitaine. Le sang est toujours rouge, que ce soit dans les veines d'un Blanc, d'un Noir, d'un Chinois, d'un Indien... Simplement, il y a des hommes fourbes qui foulent aux pieds toute justice; et des hommes faibles qui se révoltent un jour parce qu'ils ont été longtemps écrasés. Le sang n'a rien à voir en tout cela, ni la race." Lucide, non ?

Au fait, ces livres ne sont pas uniquement démystificateurs : ils sont aussi courageux. Parce que la lutte des Indiens contre les Rangers, elle ressemble comme deux gouttes d'eau à celle des fellaghas contre les paras de Massu, des lumumbistes contre les mercenaires, des Vietcongs contre les Marines. Les trois récits de Pelot nous imposent souvent ces rapprochements : il le sait, il a eu le courage de laisser agir les parallélismes de l'Histoire dans l'instant même où les cruautés se perpétuent. Quand il fait dire à un de ses héros qu'il "n'admet pas la rigidité de la civilisation caporaliste telle qu'on la conçoit à Washington", on ne sait plus exactement si on se trouve au Far-West vers 1866 ou au Vietnam un siècle plus tard. Et que des Blancs désertent pour aller se mettre délibérément aux côtés des Indiens opprimés ne fait que susciter de nouveaux échos et rendre le drame plus contemporain. Le bon sens et la générosité de Pelot l'amènent à dire : "Il se savait du côté du plus faible et cela lui suffisait". Et s'il lui arrive de nous montrer des Indiens humains, tout empreints de dignité, eh bien, ne croyez surtout pas que c'est pour faire "intellectuel de gôche".

Nous attendrons avec impatience le livre qu'il écrit et où, dit-on, il met en scène le Ku-Klux-Klan : cela vaudra certes son pesant de cagoules.

Vous ai-je assez fait comprendre que Pelot valait l'excursion ? Offrez ces livres peu coûteux à vos mômes : vous les lirez avec gourmandise.

Ah ! j'oubliais : Pierre Pelot est âgé de 21 ans et vit avec son père, ouvrier d'usine, et sa mère dans son village natal du Val-d'Ajol, en France, dans les Vosges (près du col de Bussang). Cela a peut- être une certaine importance...

Voilà ! ce petit, qui a la moitié de mon âge, a fait couler dans mes veines quelques heures de bonheur et m'a restitué mes 16 ans. Je ne pouvais pas garder cela pour moi tout seul. Même en vacances !

 

André Tillieu.

 

 

Page créée le samedi 7 février 2004.