Arthur RIMBAUD




Rimbaud traverse les Vosges et le Gothard à pied, avant un ultime éclat poétique :
une lecture de la Lettre de Gênes du 17 novembre 1878,
par Raymond Perrin.

 

Une correspondance souvent mal connue

Pourquoi l'édition de la lettre est-elle si rare ?

Tribulations, connues et inconnues, du texte et du manuscrit

Des témoins rares, discrets, éloignés ou ironiques

En 1878, incertitudes et "trous noirs" biographiques

Un jeune homme vulnérable et valétudinaire

Un destinataire écarté, le frère, Frédéric

Des lectures contradictoires

Le chant du cygne d'un poète malgré lui

Les Vosges traversées dans la tourmente

Présentation chronologique

Bibliographie


Le texte de la Lettre de Gênes

Gênes, le Samedi (1) Dimanche 17 Novembre 78

Chers amis

J'arrive ce matin à Gênes, et reçois
vos lettres. Un passage pour l'Égypte
se paie en or de sorte qu'il je (2) n’y a aucun
bénéfice. Je pars lundi 19 à neuf heures du soir.
On arrive à la fin du mois.

Quant à la façon dont je suis arrivé ici,
elle a été accidentée et rafraîchie de temps
en temps par la saison. Sur la ligne
droite des Ardennes en Suisse, voulant
rejoindre, de Remiremont, la corresp. (3)
Allemande à Wesserling, il m'a fallu passer
les Vosges, d'abord en diligence, puis à pied ;
aucune diligence ne pouvant plus circuler,
dans près de (4) cinquante centimètres de neige
en moyenne et par une tourmente signalée.
Mais l'exploit prévu était le passage du
Gothard, qu'on ne monte plus en voiture à
cette saison, et que je ne pouvais passer en
voiture.

A Altdorf, à la pointe méridionale du
lac des Quatre Cantons qu'on a côtoyé en vapeur
commence la route du Gothard. A Amsteg,
à une quinzaine de kilomètres d'Altdorf, la
route commence à grimper et à tourner selon
le caractère Alpestre (5). Plus de vallée, on
ne fait plus que dominer des précipices,
par dessus les bornes décamétriques de la route.
Avant d'arriver à Andermatt, on passe
un endroit d'une horreur remarquable,
dit le pont du Diable, - moins beau pourtant
- que la Via mala (6) du Splügen, que vous
avez en gravure. A Göschenen, un village
devenant bourg par l'affluence des ouvriers,

[texte conforme à la photocopie du manuscrit, seule partie vérifiable actuellement]

[…] on voit au fond de la gorge l'ouverture du fameux tunnel, les ateliers et les cantines de l'entreprise. D'ailleurs tout ce pays d'aspect si féroce est fort travaillé et travaillant. Si l'on ne voit pas de batteuses à vapeur dans la gorge, on entend un peu partout la scie et la pioche sur la hauteur invisible. Il va sans dire que l'industrie du pays se montre surtout en morceaux de bois. Il y a beaucoup de fouilles minières. Les aubergistes vous offrent des spécimens minéraux plus ou moins curieux, que le diable, dit on, vient acheter au sommet des collines et va revendre en ville.

Puis commence la vraie montée, à Hospital, (7) je crois : d'abord presque une escalade, par les traverses, puis des plateaux ou simplement la route des voitures. Car il faut bien se figurer que l'on ne peut suivre tout le temps celle ci, qui ne monte qu'en zig-zags (8) ou terrasses fort douces, ce qui mettrait un temps infini, quand il n'y a à pic que 4 900 (9) d'élévation pour chaque face, et même moins de 4 900, vu l'élévation du voisinage. On ne monte non plus à pic, on suit des montées habituelles, sinon frayées. Les gens non habitués au spectacle des montagnes apprennent aussi qu'une montagne peut avoir des pics, mais qu'un pic n'est pas la montagne. Le sommet du Gothard a donc plusieurs kilomètres de superficie.

La route, qui n'a guère que six mètres de largeur, est comblée tout le long à droite par une chute de neige de près de deux mètres de hauteur, qui, à chaque instant, allonge sur la route une barre d'un mètre de haut qu'il faut fendre sous une atroce tourmente de grésil.

Voici ! plus une ombre (10) dessus, dessous ni autour, quoique nous soyons entourés d'objets énormes ; plus de route, de précipices, de gorge ni de ciel : rien que du blanc à songer, à toucher, à voir, ou ne pas voir, car impossible de lever les yeux de l'embêtement blanc qu'on croit être le milieu du sentier. Impossible de lever le nez (11) à une bise aussi carabinante, les cils et la moustache en stala[c]tites, (12) l'oreille déchirée, le cou gonflé. Sans l'ombre qu'on est soi même, et sans (13) les poteaux du télégraphe, qui suivent la route supposée, on serait aussi embarrassé qu'un pierrot dans un four.

Voici à fendre plus d'un mètre de haut, sur un kilomètre de long. On ne voit plus ses genoux de longtemps. C'est échauffant. Haletants, car en une demi heure la tourmente peut nous ensevelir sans trop d'efforts[,] (14) on s'encourage par des cris, (on ne monte jamais tout seul, mais par bandes). Enfin voici une cantonnière : on y paie le bol d'eau salée 1,50.

En route. Mais le vent s'enrage, la route se comble visiblement. Voici un convoi de traîneaux, un cheval tombé moitié enseveli. Mais la route se perd. De quel côté des poteaux est ce ? (II n'y a de poteaux que d'un côté.) On dévie, on plonge jusqu'aux côtes, jusque sous les bras... Une ombre pâle derrière une tranchée : c'est l'hospice du Gothard, établissement civil et hospitalier, vilaine bâtisse de sapin et pierres (15); un clocheton. À la sonnette un jeune homme louche vous reçoit; on monte dans une salle basse et malpropre où on vous régale (16) de droit de pain et fromage, soupe et goutte. On voit les beaux gros chiens jaunes (17) à l'histoire connue. Bientôt arrivent à moitié morts les retardataires de la montagne. Le soir on est une trentaine, qu'on distribue, après la soupe, sur des paillasses dures et sous des couvertures insuffisantes. La nuit, on entend les hôtes exhaler en cantiques sacrés leur plaisir de voler un jour de plus les gouvernements qui subventionnent leur cahute (18).

Au matin, après le pain fromage goutte, raffermis par cette hospitalité gratuite qu'on peut prolonger aussi longtemps que la tempête le permet, on sort : ce matin, au soleil, la montagne est merveilleuse : plus de vent, toute descente, par les traverses, avec des sauts, des dégringolades kilométriques, qui vous font arriver à Airolo, l'autre côté du tunnel, où la route reprend le caractère alpestre, circulaire et engorgé, mais descendant. C'est le Tessin.

La route est en neige jusqu'à plus de trente kilomètres du Gothard. À 30 k. (19) seulement, à Giornico, la vallée s'élargit un peu. Quelques berceaux de vignes et quelques bouts de prés, qu'on fume soigneusement avec des feuilles et autres détritus de sapin qui ont dû servir de litière. Sur la route défilent chèvres, boeufs et vaches gris, cochons noirs. À Bellinzona, il y a un fort marché de ces bestiaux. À Lugano, à vingt lieues du Gothard, on prend le train, et on va de l'agréable lac de Lugano à l'agréable lac de Como. Ensuite, trajet connu.

Je suis tout à vous, je vous remercie et dans une vingtaine de jours vous aurez une lettre.

Votre ami.

 

Notes

1 « Samedi » est rayé sur le manuscrit.
2 « Je » rayé sur le manuscrit.
3 La corresp. : abréviation courante chez Rimbaud qui, de toute façon, déteste couper les mots en fin de ligne.
4 près de (cinquante) : « près de » rayé sur le manuscrit.
5 Caractère Alpestre : Rimbaud utilise une majuscule inutile pour « Alpestre ».
6 Rimbaud est parfois fâché avec les majuscules : Il écrit pont du Diable (au lieu de Pont du Diable) et via Mala (au lieu de Via Mala, ou Vià Mala)
7 Rimbaud aurait écrit Hospital au lieu de Hospenthal
8 Houin et Bourguignon ont préféré écrire « zigzags »
9 Rimbaud écrit « 4 900 d'élévation » sans préciser « 4900 mètres ».
10 Rimbaud aurait écrit « un ombre » : invérifiable, actuellement.
11. Pierre Brunel note « Le nez en surcharge sur la tête ».
12 Rimbaud aurait écrit « stala[c]tites », sans le « c ».
13 Il semble préférable d’écrire « sans », plutôt que « dans ».
14 Il semblerait que la virgule soit absente après « efforts », chez Rimbaud
15 Rimbaud aurait écrit « de sapin et pierres » (Berrichon écrit en 1899 : « de sapin et de pierres »)
16 Rimbaud aurait écrit « où on vous régale », Berrichon écrit : « où l’on vous régale ».
17 « les beaux gros chiens jaunes » sont évidemment les chiens Saint-Bernard
18 Des commentateurs imprudents évoquent des moines alors que Rimbaud évoque bien « un établissement civil » !
19 Rimbaud aurait écrit « trente k ». Berrichon écrit « à trente kilomètres ».