Le Grand Zwing




Celui qui relate l'histoire, c'est Jacques Dieterlen. Il a fait la guerre de 14-18 où il a laissé un bras "au cours d'un corps à corps". Mais il "ne s'est, du reste, jamais aperçu de cette lacune", ainsi qu'il le dit. Elle ne l'a en tout cas pas empêché de pratiquer le ski et d'en être un propagateur fervent. Le ski, il en fait des manuels (Le Ski pour tous, 1936) ou des romans (Le Skieur à la lune, 1934). Il écrit "dix volumes consacrés à la montagne sans aucune attention des critiques littéraires". Pourtant, en 1938, il tient le succès avec Le Chemineau de la montagne, un récit consacré à Léon Zwingelstein.

Comme lui, "Zwing" a fait la Grande Guerre. Il en est revenu avec tous ses membres, mais il a été gazé sur le front de Champagne, en 1918, à vingt ans. Une part de lui-même est restée dans les tranchées. Il y revient souvent en pensée. Il est souvent ailleurs. On le trouve discret, effacé. En 1921, il est étudiant à Grenoble, à l'institut électrotechnique. Il fait partie d'un petit groupe de passionnés de ski. Ces pionniers, parmi d'autres, descendent les pentes du Vercors, de Belledonne et de Chamrousse. A l'horizon, comme un rêve, il y a l'Oisans. Des expéditions plus hardies, en train jusqu'à Bourg d'Oisans, puis à pied jusqu'à La Bérarde ou en patache jusqu'à La Grave, leur ouvrent le pays. Ils apprivoisent le "grand Oisans sauvage" et ses sommets mythiques, le Meije, l'Ailefroide.

L'étudiant Zwingelstein est reçu ingénieur en juillet 1923. Il occupe plusieurs places dans l'ouest, à Lyon, puis à Grenoble où il revient en 1926. Il est associé à plusieurs affaires, mais il est rapidement "roulé" et "tondu". A cela s'ajoute une violente déception sentimentale. En dépit de quelques amis fidèles, il se voit seul parmi les hommes. Il reste la montagne, "l'église solitaire où, loin du monde, il venait en toute intimité laisser couler sa douleur". Pendant deux mois, il erre dans l'Oisans. On connaît ses déplacements, jour après jour, ses horaires, grâce à ses carnets, ses "petits carnets de route de l'alpiniste, jaunis, lavés, presque illisibles" dont des extraits ponctuent le récit de J. Dieterlen.

Au printemps 1922, après ses dernières tentatives pour trouver un emploi - "il avait fait tout ce qu'il fallait pour être comme tout le monde" -, il acquiert la conviction qu'il "n'avait qu'à rester toujours en montagne". Même sa chambre de la rue Bayard à Grenoble, son bivouac parmi les hommes, l'oppresse. Pourquoi ne pas oser la "croisière sans retour" ? Le dégoût du monde, son rejet, il entreprend de les convertir en organisation, en volonté d'aller au delà des limites humaines. Souffrir, expier sous le poids du sac, soit, mais point trop n'en faut. Et Zwing met au point son équipement de "ski-camping". Tout est pesé, mesuré, testé. Le skieur se fait inventeur, couturier, cordonnier et diététicien. Si le but est une absence de but, une dérive infinie érigée en idéal, il n'est pas question de dévier du chemin pour une futile raison matérielle. Et la transfiguration s'opère en montant à la barre des Écrins : "il avançait dans ce monde d'un autre monde, comme s'il avait abandonné toute enveloppe charnelle". Au sommet, c'est comme s'il se détachait de son corps, "comme si l'effort physique se poursuivait, se transposait plutôt par une ascension de l'âme sans transition, vers cet infini, cet idéal devant lequel nous courbons la tête et qui demeure notre seule raison de vivre, notre but final, notre port..."

Le sommet des Écrins n'est qu'une escale parmi les anges. Tout l'esprit de Zwing se tend vers l'idée d'un grand raid, de la plus grande traversée possible des Alpes, à ski. C'est décidé, du Tyrol à la Méditerranée, il ira sans fil à la patte, sans attache terrestre, porté par la foi du pèlerin. Il y a tout de même des contingences matérielles. Le sac, surmonté de la tente, pèse vingt kilos. Les skis ont des fixations a ressort tendeur. les peluches sont collées. Des cartes topographiques, il n'a gardé que la bande qui intéresse son itinéraire. Le 1er février 1933, il est à La Grave, prêt à franchir le Lautaret. Voilà qu'il descend vers le Monêtier, le grand Zwing, tout petit sous son énorme sac, "poussant sur ses bâtons comme un batelier sur sa gaffe".

En février 1933, Léon Zwingelstein, ancien combattant de 14-18, déçu de la vie parmi les "hommes normaux" s'élance à ski pour un grand raid à travers les Alpes, de Grenoble à Nice et de Nice au Tyrol. C'est l'aboutissement d'une aventure personnelle que son biographe, Jacques Dieterlen (Le Chemineau de la montagne, 1938) compare à celles d'ascètes, de mystiques, d'explorateurs confrontés au désert et à la solitude, disciples de Péguy, du père de Foucauld ou d'Ernest Psichari. C'est avant tout un drôle de personnage, ce petit homme râblé, écrasé par un sac énorme et qui va, ce qui est une source d'étonnement supplémentaire, skis aux pieds de vallée en vallée. Qui est-ce donc ? se demandent les montagnards des villages qu'il traverse. Un colporteur, un chômeur, un travailleur italien à la recherche d'un emploi, un contrebandier ? Avant tout c'est un de ces clochards célestes qui n'a plus rien à faire du monde, un monde qu'il survole, déjà en apesanteur.

A Monêtier, puis à Cervières, au refuge de l'Izoard, comme à Brunissard et Arvieux, à Vars et jusqu'à Nice, partout après l'accueil bruyant des chiens il fera sensation. Il marche seul. C'est un extraterrestre. Les gendarmes, les "cognes" dit-il, n'y croient pas et contrôlent attentivement ses papiers. A Cannes et à Nice, évidemment, il détonne. Il a tôt fait de repartir. Dans la tempête enfin, il devient ce chevalier errant qu'il cherchait à être. Par le col de la Noire, il rejoint Saint-Véran. La vue sur le village a quelque chose d'un rêve d'enfant. "Pendant longtemps on ne voit rien qu'un plateau nu... puis tout à coup, un, deux, trois taches sombres piquent le bord du plateau, petits cubes brun foncé qui ressemblent à des jouets posés sur une cheminée de marbre". A l' "Aigue Blanche Fine", il trouve une chambre, tandis que la famille cohabite avec le troupeau. Zwing s'émerveille de cette vie simple, de cette paix qui l'entoure. Mais il faut quitter l'oasis, continuer la route, passer le col de Péas, bivouaquer aux Fonts de Cervières et, le lendemain, franchir les Gondrans et descendre sur Montgenèvre.

Dans la station, c'est l'effervescence pour le concours fédéral de ski et de saut. Entre les coureurs "numérotés comme pour un marché", c'est un mouvement ininterrompu "de généraux, de préfets, d'officiels, le brassard au bras, les mains pleines de papiers, de jeunes mondaines en tenue voyantes, de paysans et de journalistes". Le ski de compétition c'est ce qu'abhorre Zwing. Pour lui, le ski est d'abord un moyen de déplacement, un outil, tributaire d'un environnement. La compétition, c'est le cirque abstrait de la montagne et les "sportsmen" sont des "jockeys du ski". Ce qu'il fait, lui, Zwing, ce n'est pas du sport, c'est une aventure humaine et son raid, s'il en vient à bout, pourra servir d'exemple, pour "ramener les jeunes à la montagne" en les sortant des stations à la mode.

Comme les automobiles ont rendu la route impropre à la descente à ski, Zwing se fait conduire à Plampinet. Il descend au café des Alpes. De là, dans un froid de loup puis sous la neige, il repart pour Modane. Les peluches sont tellement gelées qu'elles n'adhèrent plus aux skis. Le pire est à venir et la route du Galibier et celle de Modane n'en finissent pas. Il se voit, mystique, fantassin de l'existence, dont la marche est un acte de foi.

De ce même pas, il va jusqu'à Chamonix, puis Zermatt, puis jusqu'au Tyrol autrichien, par la haute route et ses cols mythiques. Chaque jour, 10 à 15 heures de marche, 40 à 50 km parcourus et 1500 à 2000 mètres de dénivelée et, au bout du compte 2000 km à ski dont 270 sur glacier, 45 cols dont 22 de plus de 3000 m. Trois mois de solitude lui ont rendu la paix, écrit Dieterlen. Il retrouve l'Oisans avec joie et découvre le Valgaudemar. Comme son grand raid l'a privé de sommets, il le complète par un Chamonix-Zermatt, sa "croisière blanche", au cours de laquelle il gravit 17 sommets de plus de 4000 m dont les monts Rose et Blanc. "En lui, la paix est entrée profonde, entière, définitive. Le monde ne le préoccupe plus." Après quoi chaque ascension sera un nouveau flamboiement de cette grâce entrevue. Mais il n'y en aura pas beaucoup. Le 13 juillet 1934, en descendant du pic d'Olan, le grand Zwing est frappé par la foudre avec son compagnon de cordée.

René Siestrunck