Un matin l'enfer

 
  • Alain Bernier / Roger Maridat
  • 2004 | 32ème roman publié
  • Fantastique urbain |
 

Date et lieu

De nos jours.

Sujet

Un matin, Laurent va acheter des croissants. Ceux à qui il s'adresse parlent un langage inconnu. Il rentre chez lui bouleversé : sa femme et ses deux fils émettent, eux aussi, des sons bizarres. Quant aux journaux qui traînent sur la table, ils sont couverts de signes indéchiffrables. Les siens ont à la fois honte et peur de son anormalité. Là où il attend aide et réconfort, il ne trouve que méfiance et rejet. Laurent devient un héros médiatique, et sa femme, ses enfants, n'ont qu'une idée : faire de l'argent, grâce à lui, sans se soucier des tortures morales que cela lui cause et qu'il ne peut exprimer. Mais bientôt, passé de mode et ne rapportant plus rien, il devient un boulet.

Enfermé dans son mutisme forcé, il s'entraîne à comprendre la signification de mots puis de phrases. Cela lui permet de découvrir avec horreur le sort qu'on lui réserve. Il réussit à l'emporter mais, quand il parle couramment la langue des autres, un retournement fantastique le plonge dans un nouvel enfer.

La petite histoire... Ce roman n'est paru qu'en feuilleton dans la presse.

 

Éditions

  • Parution en feuilleton dans les quotidiens : Le Courrier de l'Ouest, Presse Océan, L'Eclair, Le Maine libre, Vendée matin, automne 2004.
  • puis dans le quotidien Vosges Matin (2009).
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    Première page

    Laurent Perceval regarde le réveil, se glisse hors du lit, marche sur la pointe des pieds et, sans faire de bruit pour ne pas réveiller Virginie, prend un vieux pull, un pantalon, des mocassins. Il referme doucement la porte, s'habille en vitesse et se passe la main dans les cheveux; un coup d'œil vers le miroir lui prouve qu'il est toujours aussi hirsute.

    En fait, il n'est pas mécontent de son apparence physique, il ne paraît pas ses quarante ans et estime qu'il a une bonne tête avec ses yeux bleus au regard un peu naïf, son sourire timide, sa coiffure de collégien.

    Il fouille dans ses poches et se rend compte qu'il n'a pas un sou; à pas de loup il va prendre son portefeuille qui est resté sur la table de chevet.

    Il ressort, passe devant les chambres de ses fils, suit le couloir et, à la hauteur de la cuisine, dit à mi-voix devant la porte fermée :

    - Tak ! Silence !

    Le berger malinois, obéissant, ne bronche pas et se contente de se retourner dans son panier. Depuis des années il sait que, le dimanche, sa première promenade est plus tardive, car, ayant la fâcheuse habitude de s'ébrouer et de japper quand on lui met son collier, il risquerait de réveiller toute la famille.

    Laurent, négligeant l'ascenseur, descend à pied les six étages et sort de l'immeuble en sifflotant. Il voit venir vers lui un vieux couple de voisins qui discutent en élevant la voix. Il est surpris de les entendre s'exprimer dans une langue qu'il ne comprend pas. Pourtant il a souvent bavardé avec eux et ils n'ont pas la moindre trace d'accent, de plus ils sont nés dans le quartier et ne l'ont jamais quitté.

    En s'approchant il est frappé par les sonorités bizarres, désagréables, très gutturales, des phrases qu'ils débitent d'un ton saccadé.

    Il les écoute avec tant d'attention qu'il en oublie de les saluer. Voyant un sourire sur le visage des Dubreuil, il lance d'une voix aimable :

    - Il va faire beau aujourd'hui.

    Les Dubreuil le dévisagent ahuris; elle se penche à l'oreille de son mari et murmure quelques mots. Sans attendre la réponse, l'air sévère, elle adresse à Laurent une longue tirade aussi incompréhensible.

    Il se sent perdu.

    Rencontrer le sosie d'une seule personne est déjà rare, mais se trouver face à un couple avec une double ressemblance parfaite est quasiment impossible; de toute façon, il s'agit bien des gens qu'il connaît, sinon pourquoi auraient-ils souri en regardant dans sa direction ?

    Parmi ses amis, certains seraient capables de monter une telle mystification, mais pareille idée ne viendrait même pas à l'esprit de ces retraités paisibles.

    Enervé, essayant de découvrir ce qui se passe, il élève le ton.

    - Vous êtes bien monsieur et madame Dubreuil ?

    Les vieux se serrent l'un contre l'autre, se jettent un regard inquiet et s'éloignent rapidement en se tenant par le bras.

    - Attendez ! Il faut que je sache !

    Au lieu de ralentir, ils pressent le pas, puis madame Dubreuil se met à courir, entraînant son mari.

    Laurent, les bras ballants, reste planté sur le trottoir jusqu'à ce qu'il les voie s'engouffrer dans leur immeuble.

    Un instant, il se demande s'il ne perd pas la tête, hypothèse qu'il écarte immédiatement; on reconnaît sans discussion son bon sens et son équilibre. Professionnellement tout marche bien. Quant à son existence entre sa femme et ses enfants, elle se déroule sans heurt.

    Abattu, Laurent reprend son chemin. Brusquement il se redresse et regarde de tous les côtés. N'y a-t-il pas une caméra qui l'a filmé ? Et, dans ce cas, les Dubreuil seraient des comparses. En fait, il n'a jamais su ce qu'ils faisaient avant de prendre leur retraite, peut-être étaient-ils comédiens. Il a dû être complètement stupide et n'aimerait pas devenir la risée de tous. Il se rassure puisque personne ne pourrait passer cette séquence sans son accord.

    Néanmoins il est troublé et marche tête baissée, cherchant en vain une explication. Il tourne à droite dans la seule rue commerçante de ce quartier résidentiel. Pour traverser il lève les yeux et s'arrête, médusé. En face de lui, sur la porte et l'enseigne de la boulangerie, il n'y a plus aucune lettre, mais des caractères avec des ramifications qui se croisent, s'enroulent, se défont, reviennent à leur point de départ. Perdu, il regarde de tous côtés, espérant lire un mot qu'il puisse déchiffrer. Les inscriptions à la devanture de la charcuterie et sur la plaque de rue sont tout aussi incompréhensibles. Laurent s'enfonce les ongles dans la paume des mains pour se prouver qu'il ne rêve pas, qu'il est bien vivant; cette constatation, au lieu de le rassurer, ne fait qu'augmenter sa peur.

    Derrière la vitrine, la boulangère, qu'il connaît, pose les grilles de brioches et croissants. Comme aucun client n'est dans la boutique, il traverse, sachant qu'il va au devant de la désillusion la plus totale.

    Le pire serait de ne rien tenter. En poussant la porte il lance :

    - Bonjour madame Martin, huit croissants, s'il vous plaît.

    La commerçante reste immobile, la bouche ouverte. Elle paraît interloquée et il renouvelle sa demande. Après un instant elle éclate de rire, elle n'aurait jamais imaginé que monsieur Perceval soit un tel plaisantin. Changer de façon si spectaculaire le son de sa voix, employer des mots inconnus ne doit pas être si aisé, aussi le félicite-t-elle pour sa performance d'autant plus qu'il a eu le tact de faire son numéro lorsque le magasin était vide. Au moment du coup de feu elle n'aurait pas eu envie de s'amuser.

    Laurent est bouleversé. Il fait un pas pour se tenir au comptoir, sentir le marbre sous ses doigts et s'assurer qu'il est dans un monde bien réel. Non seulement il n'a rien compris à ce que la boulangère vient de lui dire, mais il a reconnu les mêmes accents gutturaux, le même rythme saccadé qu'il avait remarqués chez les Dubreuil.

    Il a besoin, une fois de plus, de se rassurer en entendant sa langue maternelle, il implore donc son interlocutrice :

    - Madame Martin...

    Ces syllabes n'ont aucun sens pour elle.

    - Madame Martin, répète-t-il, je vous en prie... Qu'est-ce qui se passe ? Dites-moi !

    Elle abandonne l'idée d'être la victime d'une farce de mauvais goût, Perceval paraît trop atterré; tous deux se trouvent face à un événement qui les dépasse, à moins que ce ne soit elle qui, tout-à-coup, devienne la proie d'un mal inconnu. Cela, elle ne veut pas l'admettre, alors elle se rue vers l'arrière-boutique et appelle son mari.

    Les accents de sa femme sont si déchirants qu'il apparaît aussitôt en rugissant une phrase aussi dénuée de sens pour Laurent.

    Elle a un soupir de soulagement, tout va bien pour elle. C'est l'essentiel ! Elle se moque de ce qui arrive à Perceval, toutefois elle est intéressée par un point précis, il ne faudrait pas qu'il fasse du scandale chez elle; on peut en effet tout craindre d'une personne qui n'est pas comme soi. Mais Laurent semble désemparé et inoffensif, ce qui la fait changer d'opinion; après tout, elle est peut-être témoin d'un fait divers qui attirera de nouveaux clients. Quel plaisir ce sera de pouvoir raconter tout cela à sa famille et surtout à ses amies !

    Une jeune femme, qui vient d'entrer, s'exprime avec autorité et toujours dans le langage incompréhensible pour Laurent. En fait, elle demande :

    - Deux brioches.

    N'obtenant aucune réponse, elle élève le ton. Commerçante dans l'âme, madame Martin se ressaisit et explique la situation.

    - Ce type vous fait marcher !

    - Pas du tout ! C'est un monsieur très bien, de toute manière personne ne peut modifier sa voix comme il le fait. C'est si extraordinaire qu'on pourrait presque avoir peur.

    - J'aimerais m'en rendre compte.

    Elle se dirige vers Laurent et madame Martin ricane doucement.

    - Lui qui était si intelligent, c'est triste de finir comme cela.

    Un couple entre et la boulangère raconte de nouveau son histoire en désignant Laurent.

    Celui-ci, blême, conserve néanmoins son sang-froid; il aimerait connaître les sentiments que ressentent ces gens qui ne le quittent pas des yeux : curiosité, mépris, peur ? Il n'a plus qu'une envie, rentrer chez lui. Au lieu de partir silencieusement, il ne peut s'empêcher de s'exclamer.

    - Il y a bien un de vous qui comprend quelque chose !

    La cliente, qui voulait l'entendre, est aux anges.

    - C'est un phénomène vocal !

    A peine est-il sorti de la boutique que tous se précipitent pour voir comment il se comporte.

    Laurent se retourne; constatant qu'il est observé, il se met à courir et s'engouffre dans une impasse.

     

    Page créée le mardi 9 décembre 2003.