Pierre Pelot

 

Article de ???,
publié dans ???, le 31 mars 1982.

 

L'écrivain et dessinateur Gustave Fraipont, qui a consacré à la fin du siècle dernier un ouvrage touristique aux Vosges, décrit le bourg de Saint-Maurice-sur-Moselle comme "un village tout enjardiné, aux maisonnettes d'aspect riant encadrées de verdure (qui), n'étaient les hautes montagnes près desquelles il est venu se blottir, ressemblerait à s'y méprendre à un village normand".

C'est là - dans ce "Village du Bord" - que le romancier Pierre Pelot a installé son "terrier". La maison où il vit, qu'il a construite de ses propres mains, est comme celle de Ron Dublin, le héros du Sommeil du Chien, "plantée sur le flanc d'un coteau dressé au centre de la vallée, en retrait du village qui se trouvait lui-même dans la vallée, les crêtes des montagnes faisant songer à un cratère" ; elle est concrètement au bout de la rue des Ajols. Elle domine l'usine et les tristes cités où il a passé son enfance, une sorte de revanche sur le destin, mais "un besoin aussi de respirer largement, profondément", ne voulant n'être comme Ron, "qu'un immense poumon, un immensénormegigantesque poumon tendu à craquer". De la fenêtre du bureau qu'il a aménagé à l'étage, il peut ainsi poser "son regard sur l'éparpillement des maisons au flanc du Cratère", mais pour mieux protéger sans doute la solitude qu'il recherche, il a laissé croître en avant-plan "un bouquet de bouleaux... une gerbe époustouflante de métal en paillettes chauffées à blanc, jaunes rousses qui occulte le tiers de la surface visible du "village du Bord".

Il n'est pas un roman de Pierre Pelot - même ceux dont l'intrigue se situe de l'autre côté de l'Atlantique, comme La Poussière de la piste (un western), ou La Drave (au Québec) ou dans le monde du futur, comme Delirium Circus, Fœtus Party ou La Guerre Olympique - où l'on ne retrouve Saint-Maurice-sur-Moselle avec "à droite et à gauche de la route... la montagne ronde couverte de forets embrumées de chaleur" , les Vosges où "le vert domine à perte de vue ; non pas ce vert cru, acide, qui vous ferait presque mal au ventre et aux yeux, quand par exemple il a plu, mais un vert passé, un vert tassé, un vert lamentable et tremblant" et sa "réserve campagnarde", sa maison, entourée "de bruyères rases, d'un vin épais coulant parmi les genets morts et les ronces ébouriffées, et les épines des églantines avec leurs fruits rouges comme des nuages de confetti, et les flammes dures d'un jaune criard des bouleaux aux os blancs" .

Les personnages de ses romans, de ses récits lui ressemblent comme un frère. Le Dylan Dancer Moab, le veilleur de la zone 004 des Îles du vacarme, le Paulin des Neiges du coucou, le Roe de La Drave, le Pierrot du Mauvais coton, le Simon de Je suis la mauvaise herbe... c'est Pelot qui se raconte.

Inutile donc de brosser le portrait de Pierre Pelot et de décrire son environnement : ils se trouvent merveilleusement dépeints dans ses livres... mais parcimonieusement dans chacun d'entre eux, si bien qu'il faut les avoir pratiquement tous lus - à moins que la chance vous ait permis de l'interviewer - pour en tracer le contour exact. Or, Pierre Pelot est aujourd'hui "âgé de soixante dix romans", suivant l'expression qu'il prête à son héros Bross Chaplin de Delirium Circus

De son vrai nom Pierre Grosdemange - son pseudonyme actuel étant la contraction, façon vosgienne, de son prénom : Pierre/Pierrot/Pelot -, Pierre Pelot est né à Saint-Maurice-sur-Moselle le 13 novembre 1945. Ses parents, de modestes ouvriers - son père était menuisier, sa mère ouvrière textile (rentreuse) - lui ont fait passer son certificat d'études primaires puis l'ont envoyé à Mulhouse pour apprendre la peinture dans un centre d'apprentissage (les collèges techniques de l'époque) où il y restera à peine huit jours.

Sa prime jeunesse et son adolescence, il les a passées dans la nature - où il allait rêver - et dans les livres, son ancien instituteur se souvenant de l'élève Pelot Grosdemange "dévorant avidement et gloutonnement toute la bibliothèque de l'école communale" et manquant toujours de pages calligraphiées pour l'exercice de rédaction hebdomadaire ; un écolier dont l'exemple ne parait pas avoir été suivi par le petit Simon Larmier, "en panne d'inspiration" après avoir couvert d'histoires de "perlinquinquins", à l'encre violette, une demi page de cahier .

Les récits et romans de Pierre Pelot fourmillent d'anecdotes tirées de son enfance, le plus souvent inspirées par le milieu ouvrier où il est né : l'attente, "alors que la crête dentelée des coteaux aspirait le soleil", de Papa et Man qui "quitteraient la salle surchauffée de l'usine… traverseraient la route qui coupait le village et suivait le lit sec de la jeune Moselle… et grimperaient tout droit, par le raide sentier tranché à travers prés. Papa d'abord, son veston sur l'épaule, le pas lent, régulier et puis Man, à trois ou quatre mètres en arrière, les manches de sa blouse retroussées sur ses bras couleur de pêche, mille flocons de coton dans ses cheveux de jais" ; les jeux avec Tilix - "de son vrai prénom Félix, puis Petit Félix, puis... ", - son compagnon de jeux qui "inventait des passe-temps merveilleux, à partir d'un rien, (qui) voulait être explorateur et n'avait pas encore compris que les seules jungles qu'il pouvait être amené à découvrir étaient celles des métiers à tisser, dans le bruit infernal et la chaleur suante, que ses lianes seraient celles des courroies de transmission pendues entre sol et plafond sous les verrières du toit en dents de scie passées au bleu de méthylène, que "ses sauvages" à pacifier auraient toujours le visage retors de certains contremaîtres" ; les escapades dans la forêt toute proche près de la piste de débardage… "une saignée de terre labourée, toute trace de gazon depuis longtemps disparue comme une longue blessure bourrelée, poussiéreuse en été, torrent de boue l'hiver". Comme Juliette Gréco, mais à sa manière, ironiquement et avec réalisme, il a décrit les dimanches de son enfance :

"Le dimanche tombait au bout de la semaine, comme une corvée de repos, de sagesse, de propreté et de calme. Dimanche, jour du Seigneur et des chaussettes blanches, des botillons vernis qui serrent au coup-de-pied, jour du Seigneur en costume marin qui étrangle aux "entournures"... Dimanche, et le repos, qui normalement devrait se moquer de tout, se déguise au contraire, "sencarnavale" de bonne manières.

Il y avait les rites du dimanche, les habits du dimanche, la vaisselle du dimanche, dans laquelle on mangeait le menu du dimanche ; il y avait la messe du dimanche, l'après-midi du dimanche, long, long - quand il ne s'allongeait pas encore par les vêpres du dimanche - les visites du dimanche…".

Rentré de Mulhouse, ses parents le placent dans un atelier d'apprentissage artisanal de mécanique. "Mais, comme le note son éditeur Robert Laffont, il y a incompatibilité d'humeur entre la mécanique et le jeune homme".

Pierre Pelot se décide alors à suivre par correspondance des cours de dessin. Il se tourne vers la bande dessinée où il s'attire surtout - par le texte de ses bulles - une certaine renommée et conquiert l'amitié de quelques garçons aussi bohèmes et talentueux que lui. Hergé à qui il présente son travail, lui conseille cependant une orientation plus littéraire.

Il prit la décision, comme Ron Dublin, le héros du Sommeil du chien, d'écrire des livres : "…des livres dans lesquels il mènerait le combat contre le monstre parasite qui bouillonnait dans sa tête - il espérait gagner le combat avec le temps... ou, du moins, remporter quelques manches, quelques rounds. Il espérait crier ainsi son existence unique au sein de tous les autres, sans savoir que pour cela les autres le rejetteraient définitivement au-delà de leur silence".

Cette décision adoptée, il se choisit comme Ron Dublin un pseudonyme, Pierre Suragne , "s'attribuant ce nouveau nom, comme un nouvel habit, une autre apparence - ce nom qui n'appartenait à personne d'autre que lui, car il se l'était donné".

De même que Fane, dans L'Été en pente douce, il s'acheta au départ une machine à écrire portative "au couvercle gris perle, d'une netteté et d'une propreté irréelles".

L'écriture l'accapare dès lors progressivement. "Il écrivit un livre dans lequel il parlait de lui-même et du Dehors - mais de façon détournée et symbolique, qu'il envoya à l'Éditeur et l'Éditeur accepta ce livre, puis un autre. Ron reçut les objets-livres ainsi que de l'Argent.

Il continua d'écrire ; certains livres furent refusés par l'Éditeur sans un mot d'explication, certains autres furent acceptés - sans davantage d'explications - et Ron fut reconnu dans le village en tant que raconteur d'histoires et il put vivre sous cette étiquette…

Un jour, l'Éditeur lui fit savoir qu'il désirait le rencontrer...

L'Éditeur vivait dans un enclos. Ron dut attendre plusieurs siècles avant qu'une femme se lève, derrière un bureau noir et l'invite à la suivre. Elle le poussa dans l'enclos et referma la porte...

Les autres visites que Ron fit à l'Éditeur n'étaient que les répétitions de la première. Content de vous avoir vu, disait le masque de fer. Content de vous avoir vu, disait Ron, gagnant à chaque fois en assurance".

Ron Dublin, ce "type coincé par son boulot d'écrivain", est-ce Pierre Pelot ? Depuis qu'il s'est mis à écrire des livres en 1966, il "comprit du même coup son incapacité à faire quoi que ce soit d'autre et se condamna à poursuivre dans cette voie". Le nombre de livres qu'il a publiés depuis 1966 - près de quatre-vingt en seize ans, cinq par an en moyenne - pourrait faire croire à une condamnation aux travaux forcés ; les rebuffades essuyées pour publier tel ou tel roman (Fœtus Party, refusé plus de cinq fois semble-t-il "pour des raisons plutôt bancales") et l'ostracisme dont il fut un temps frappé - "entre Suragne et le Fleuve Noir, il y a eu, à une époque, une période de grand froid" - pouvant ressembler aux vexations subies par un écrivain contestataire d'Argentine ou de l'autre côté du rideau de fer.

Sans doute Pelot - comme il l'a confié à Jean-Pol Laselle, connaît-il "toujours, même davantage", les mêmes angoisses quand il termine un manuscrit et qu'il le soumet au verdict d'un éditeur ; assurément est-ce un supplice difficilement supportable pour Ronni comme pour lui que : "là-bas, au Dehors, il y ait quelqu'un qui juge et qui sélectionne, qui décide si oui ou non ce que je lui propose sera transformé en livre. Je ne sais pas quels sont ses critères de jugement. Je ne sais rien. Je ne peux que raconter et écrire mes histoires, les envoyer et attendre. Lorsque le jugement est positif, je reçois le livre fait".

Cette inquiétude permanente de voir un manuscrit refusé ou accepté, ce sentiment de n'être pour tel éditeur qu'un gratte-papier anonyme n'ayant droit à aucune explication et tout au plus chaque semestre un chèque, qui sont le lot des écrivains des collections d'accès "populaire", style Livre de Poche, J'ai Lu, Presses Pocket, Folio ou Fleuve Noir, donnent toutefois à nombre romans de Pierre Pelot (ou auparavant Pierre Suragne ) une note d'authenticité d'autant plus sincère et réelle qu'ils sont autobiographiques.

En dépit de ces désagréments qui lui laissent la pénible impression de n'avoir droit, comme les Doïewski de La Rage dans le troupeau, "qu'à bouffer des miettes", Pierre Pelot a trouvé dans l'écriture un moyen incomparable de se réaliser et de s'épanouir. "Écrire, comme il l'a révélé à l'auteur de ces lignes, est une envie d'exister", ou, ainsi qu'il l'a expliqué à un autre interviewer, "une tentative d'explication du monde qui oblige à être perpétuellement en état de recherche ou de mise au point", une façon "de donner son regard" ; "même la science-fiction, affirme-t-il, est un outil dont je me sers pour fabriquer des histoires et ces histoires traduisent mes envies de dire certaines choses sur le monde dans lequel je vis".

Sans doute, Pierre Pelot se défendra-t-il d'être autre chose qu'un "raconteur d'histoires" et rejettera-t-il avec dérision l'étiquette d'auteur à thèses - "un livre, c'est une espèce de bouteille à la mer, sans plus, et le brouillon du livre suivant". Il n'en délivre pas moins dans chacun de ses ouvrages un message. L'amitié, même dure et froide comme celle qui lie Paulin à Gaëm dans Les Neiges du coucou, ou Fane à Claude Shawenhick dans L'Eté en pente douce, est la clef de nombre de ses romans. L'intensité avec laquelle il l'exprime arrive même à occulter totalement la brutalité, la fureur, la crainte, oppressives dans lesquelles se meuvent tous ses héros, les bagarres semblant n'être là que comme prétexte pour mieux assurer, moins la haine de la guerre que sa soif de pacifisme et sa négation de la patrie-type-Barrès :

"Pourquoi est-ce que tu n'as pas fait la guerre ?", demande le petit Simon à Brice le colporteur, dans Je suis la mauvaise herbe.

- Je te l'ai déjà dit, petiot. Ce n'était pas mon affaire. On dit que c'est l'affaire de tous dans un pays, surtout quand il faut se défendre... mais moi, je n 'arrive pas à me mettre dans la tête ce qu'est un pays. Et je dis que la guerre, ce n'est pas mon affaire. Que ça ne devrait être l'affaire de personne... La guerre... ça prend les parents des petits enfants, quand ça n 'emporte pas les enfants aussi. Je le sais. S'il n'y avait plus de pays et rien que des hommes qui pensent que la guerre n'est pas leur affaire, eh bien, il n'y aurait plus de guerre.

- Oui, mais quand même : quand on est attaqué...

- Halte-là petiot ! Il n'y aurait plus d'attaquant non plus... Ceux qui veulent les guerres, ce ne sont jamais ceux qui s'y font tuer, gamin. Pas plus que ceux qui les provoquent et qui se trouvent à l'origine d'événements qui font que la guerre éclate…"

Dans La Guerre olympique - une sorte de retour au combat des Horaces, mais que sa publication, quelques semaines avant la décision de boycottage des jeux de Moscou, rendait curieusement prémonitoire -, Pierre Pelot va encore plus loin. Finis les guerres stupides, la bombe atomique, le napalm ! Finis les excès démographiques, la pollution sauvage et les révolutions. En l'an 2200, les gouvernements du monde ont trouvé la solution : tous les deux ans, des champions dopés, surentraînés, des camps Blanc et Rouge (le premier regroupant les États et nations de la Confédération Libérale, le second les États et nations de la Fédération socialo-communiste) s'affrontent au cours d'épreuves mortellement piégées. Au moment de la victoire, neuf millions de déviants, de subversifs et de délinquants de la fédération vaincue meurent rapidement, proprement grâce à une capsule introduite préalablement dans leur cerveau qui explose sous l'impulsion de l'ordinateur central. Quant aux encapsulés du camp vainqueur, ils n'ont rien de plus pressé que de se transformer en citoyens modèles. Le sport, seul "défouloir" possible ? Pierre Pelot se veut lucide. La Guerre olympique n'est pas seulement l'esquisse d'une solution pour mettre un terme au chauvinisme des peuples autrement que par les moyens classiques, c'est aussi et peut-être surtout la dénonciation des dangers que peut engendrer le sport de haute compétition.

L'élitisme sous toutes ses formes est violemment combattu par Pierre Pelot. Dans un autre de ses romans, Delirium Circus - qui, entre parenthèses a obtenu le prix du meilleur roman français de science-fiction en 1978 - il s'attaque au spectacle et aux médias. Citizen, l'homme-clé de la planète Hollywood avec son ami le scénariste Bross Chaplin, "âgé de quatre cent films" et riche, fait figure de privilégié en comparaison du Frimeur Spartacus qui mourra comme "figurant - chair-à-canon" peu après son arrivée dans le Noyau. Et pourtant tout est faux dans l'Univers de Citizen, tout est truqué : la mer est factice, le ciel est constitué par la paroi d'une bulle, la femme n'est qu'une poupée électronique ; son art même est une tromperie car il interprète ses rôles drogué et en état d'hypnose. Alors, il va se révolter et fuir - en compagnie de l'énigmatique Marylin - sa bulle trop confortable où l'on tourne frénétiquement des remakes et des superproductions grandioses et dérisoires, pour chercher l'horizon. Il gagne d'abord la Ceinture où vivent les Frimeurs, puis tente de traverser cet univers faux-semblant pour accéder à la réalité. Montée vers la lumière ou descente aux enfers ? Ce périple dans les entrailles du monde de l'acteur et de sa compagne "est leur plus beau film, mais le plus terrifiant aussi, car ce sera le dernier".

Dans Les Barreaux de l 'Eden, Pierre Pelot est allé au terme de son cheminement. Ce n'est plus le sportif de compétition ou le héros-zorro des films qui est stigmatisé, mais la société et son organisation. "Le monde n'est pas rond, mais pyramidal". En bas de la pyramide, les "Dup-Smith", la Classe C, le lumpen-prolétariat ; au milieu, la Classe B, personnel-flic d'encadrement ; en haut, "l'Élite", la Classe A, constituée de dirigeants-grands bourgeois-artistes normatifs et d'élus "transfuges de B". Désirer passionnément gravir l'échelon supplémentaire qui vous livrera le Pouvoir détruit toute velléité de réforme : pour monter, il faut être "conforme". Quant aux rouges productifs que sont les C, ils sont d'autant plus inoffensifs qu'ils sont d'infériorité génétique et qu'on leur fait croire à l'Eden "pour après". Malheur à ceux qui souffrent de la "Maladie de l'Incrédule", car les Flics de l'Équilibre et les Maisons-défonce les guettent. La Classe A, assoiffée d'immortalité physique est manipulée elle aussi par l'Élite de l'élite, seule à connaître la vérité du fonctionnement de ce monde.

Le thème de l'élitisme, et celui de la société et de son organisation, amènent tout naturellement Pierre Pelot à s'interroger sur le pouvoir et l'aliénation du pouvoir, sujets qui apparaissent en filigrane dans la plupart de ses ouvrages.

Nul écrivain ne se livre, comme Pierre Pelot dans toutes ses oeuvres, - dans les romans de science-fiction comme dans les récits les plus inoffensifs ou apparemment les plus bénins, le western ou le roman d'aventures pour jeunes -, à un examen aussi minutieux et aussi impitoyable des tares de la société actuelle. Ici, il fustige les H.L.M. du lotissement..., "monuments du progrès sans imagination, dressés de toute leur atroce froideur, dans un creux de la vallée, comme des chancres cubiques plantés à jamais parmi les rondeurs verdoyantes des collines".

Là, comme dans Le Mauvais coton, il flétrit "les cercles de la petite bourgeoisie villageoise qui ont toujours besoin de se réunir "entre eux", de faire des choses "entre eux" pour se donner l'impression qu'ils existent et qu'ils occupent un rang…", préférant la compagnie… "du jeune toubib barbier qui n'a pas l'air de vouloir manger de ce pain-là, ce pain qui rassit tout aussi vite que n'importe quel autre, mais - formule terrible - à qui certains s'obstinent à trouver un goût de brioche".

Ailleurs, il dénonce "notre patrimoine, notre passé, notre histoire", se demandant comme Citizen (qui lui ressemble comme un frère) "pourquoi ne pas changer ? Pourquoi ne pas inventer autre chose et parler du monder réel ? De notre monde… Pourquoi toujours se référer aux anciennes valeurs et aux vieux principes ? Pourquoi toujours ressasser le même genre de propos…?".

Ailleurs également, comme dans Les Îles du vacarme, Pierre Pelot pourfend les destructeurs de la Nature, prophétisant qu'un jour ou l'autre... "Divine Nature se rappellerait au souvenir de plusieurs dizaines de millions de Fidèles des Botanistes des Jours Ultimes qui s'étaient cru élus et intouchables à jamais".

La zone 004, c'est la Terre de demain, telle que l'imagine Pelot avec "ses millions de bestioles humaines qui paient de leur martyre le prix d'une faute ancienne, alors qu'elles auraient pu simplement vivre au sein d'un équilibre choisi, construit patiemment pour le plus grand nombre…".

Dans Le Sourire des crabes, Luc-Pelot, avec une violence à vous couper le souffle et sans concession aucune, dépasse le discours écologiste pour se répandre en invectives contre "notre brave fumisterie démocratique et libérale" : "Il faut foutre en l'air toutes ces structures figées et se renforçant à longueur de jour depuis des siècles et des siècles, hurle Luc à Hélène et à Cath... Balayer les mensonges des Etats Souverains, les chefs, les responsables patentés, les encadreurs pour danser en rond ! Il faut brûler et se mettre à penser différemment. Déterrer de sous la m... rutilante les autres valeurs qui dorment et s étouffent".

Chantre de l'anarchisme, prêtre du pacifisme, pourfendeur du nationalisme, dénonciateur de toutes les formes d'hégémonie et d'oppression, détracteur de l'élitisme, contempteur de la morale ancestrale et des vertus anciennes, défenseur de la nature, prophète de l'holocauste, Pierre Pelot pourrait être une proie attrayante pour nombre de mouvements d'intellocrates marginaux, "rêvant dans l'attente de ce matin du soleil", en quête d'un héraut talentueux. C'est mal connaître l'écrivain de Saint-Maurice, trop jaloux de son indépendance et trop assoiffé de liberté pour admettre d'être ainsi récupéré. Il accorderait sans doute son crédit à telle cause ou prêterait sa plume pour dénoncer telle injustice - encore que jusqu'à présent, à notre connaissance, il ne se soit jamais prêté à apposer sa signature au bas d'un manifeste ou d'une lettre ouverte - mais il est viscéralement opposé à toutes les "Sectes de quelque bord qu'elles soient", puisqu'à son avis, "il ne s'agit que d'un prétexte pour tenir les hommes muselés, tranquilles, obéissants, toute leur puissance de création et de travail canalisée vers cette m… de Ciel ouvert dont ils ne profiteront pas, mais qui sera le refuge des Hautes Castes".

"Faire réfléchir les gens sur leur présent" - car tel est bien le but précis des "paraboles futuristes" de Pierre Pelot - ne correspond peut-être pas toujours à ce que recherchent les adeptes de telle église moderne, partisans accomplis de l'obscurantisme ou plus soucieux de vivre de l'air du temps que de leurs mains ou de leurs idées.

"C'est un jour, plus tard, qu'on se rend compte que l'air ne suffit pas au bonheur", confie Brice le colporteur à Simon. Pelot n'est pas en effet de ceux qui se laissent endoctriner, qui se laissent bercer d'illusions ou qui ne réagissent pas devant l'adversité. Certes, son message n'est pas empreint du plus grand optimisme. Chacun de ses ouvrages est comme hanté par la fin de l'espèce humaine :

"Pourquoi tricher, interroge Kildred Quenan, le vieil homme presque aveugle, dans Les Mangeurs d'Argile ? Pourquoi chercher à nous voiler les yeux ? Nous sommes les derniers d'une espèce qui s'efface, les singes bloqués au maximum de leurs possibilités, tandis qu'un autre singe à côte, déviant l'homo erectus, puis l'homo sapiens - comme autrefois. Nous sommes les derniers, dans le chaos d'un nouveau palier de l'évolution...

... Nous sommes les mangeurs d'argile, parce que nous nous nourrissons des produits de la terre, grâce à nos mains qui travaillent le sol, pétrissent le pain et forment les poteries, alors que les Supérieurs semblent vivre de l'air du temps. Nous avons toujours vécu de la terre et nous mourrons sur elle. Non, cette partie du monde ne va pas s'effondrer sous nos pieds. C'est nous qui nous effondrons, et notre effondrement d'elle. Nous voici au ras du sol, et nous nous gavons d'argile et bientôt l'argile nous recueillera et nous assimilera...".

Mais y transparaît toujours une lueur d'espoir, microscopique au départ mais sans cesse grandissante. Dylan Dancer Moab, le veilleur des Iles du vacarme l'exprime parfaitement :

"On était là, sérieusement malmenés, avançant au hasard, le dos tendu dans l'attente du dernier coup du traître qui vous aplatira pour tout de bon ; on était dans l'obscurité totale, sans trop savoir où poser le pied entre les pièges invisibles éparpillés sur le chemin... et tout à coup, le chemin prend corps, le voilà qui se stabilise, devient sûr, sans traîtrise camouflée ; en même temps l'ombre s'évapore, elle s'effeuille comme une danseuse, elle se pare, l'incroyable bougresse, de dentelles de lumière ; plus d'hésitations, on sait très bien où aller".

Ce message de l'espoir - joint à celui de l'amitié - c'est toute l'œuvre de Pierre Pelot. Mais - il n'en prend alors que plus de force - c'est aussi et sa vie - Pelot a longtemps, comme Dylan, "traversé comme un navire à la dérive cet océan balayé par le désespoir", et "reniflé l'affreuse puanteur de la déveine".

Durant quelques années, certains de ses proches et nombre d'habitants de Saint-Maurice, parlant de lui, assimilaient écrivain et fainéant. Avant que son premier roman, un western, fût accepté, il a essuyé auprès des éditeurs des rebuffades et a vu beaucoup de ses manuscrits refusés. S'il écrit qu'au "plus noir du malheur - dans le noir vraiment noir - se repère toujours un point minuscule", un rayon d'espoir, on ne peut douter qu'il y a toujours une branche à laquelle se raccrocher.

La chance tient désormais compagnie à Pierre Pelot. Chaque roman - quatre par année - lui apporte ses 30 000 lecteurs assidus et impatients. Depuis 1965, date de sa première publication, il a raflé de nombreux prix avec ses livres pour la jeunesse - Diplôme Meilleur Livre Loisirs Jeunes 1970 avec La Drave, Sélection 1.000 jeunes Lecteurs avec Les Épaules du Diable, Le Pain Perdu, Le Train ne sifflera pas trois fois et Je suis la mauvaise herbe, Grand Prix Européen de la Littérature pour la Jeunesse en 1976 avec Le Coeur sous la cendre, Prix Jean Macé 1977 avec Le Renard dans la Maison - et avec ses romans de science-fiction. Pierre Cardinal, le talentueux réalisateur, a adapté pour la télévision Les Etoiles ensevelies et Le Pain perdu (ce dernier tourné à Saint-Maurice). Déjà à présent, on trouve une dizaine de ses romans traduits en Espagne, au Portugal, en Italie, en Allemagne, au Danemark, en Finlande, en Tchécoslovaquie, au Brésil. Curieusement, il lui manque aujourd'hui le prix Erckmann-Chatrian qui a consacré d'autres écrivains vosgiens.

Malgré ses succès littéraires, Pierre Pelot reste aussi discret et simple qu'il l'était à ses débuts, il y a une quinzaine d'années, et ne parait pas vouloir abandonner Saint-Maurice-sur-Moselle où, comme il l'a avoué lui-même, il est à sa place. "Les racines comptent" en effet pour lui. Dans la forêt tout proche de sa "tanière", il rencontrera tel ami bûcheron ou tel pêcheur ou ramasseur de champignons, dont il se servira de modèle pour camper les personnages de ses romans, même les plus éloignés des Vosges ou du temps présent. La bourrasque décrite dans la zone 004, c'est celle qu'on connaît du côté de la Goutte-Valentin où "le vent souffle toujours et souffle fort, entre les fûts serrés des troncs et dans la chevelure touffue des branchages entrelacés", "... les tourbillons de neige qui soudaient le ciel et la terre, roulant, dansant, tournoyant, amalgamant les flocons lourds dans les plis des vêtements".

"La fatuité s'accompagne toujours d'un peu de sottise", écrivait Gide. Nous aurons pourtant la prétention de croire et d'affirmer que Pelot ne serait pas Pelot si, répondant à l'attraction parisienne, il avait quitté Saint-Maurice. Même s'il "ne se sert que de son imagination" pour écrire, comme son héros Niels de Ballade pour presque un homme, même s'il se documente dans les revues scientifiques spécialisées et dans les articles de Laborit avant de "faire un roman de SF", même si pour écrire ses westerns, il a lu beaucoup d'ouvrages sur l'histoire des États-Unis, l'œuvre de Pierre Pelot serait fondamentalement différente tant la terre vosgienne lui colle aux talons .

La grande question que se posent aujourd'hui les critiques est de savoir ce que peut réserver à la littérature de demain ce magicien du verbe et ce remarquable styliste - dont les titres de ses livres mériteraient déjà à eux seuls de passer à la postérité -, de savoir également si ses lecteurs qu'il entraîne, sans leur laisser un seul instant pour respirer, dans les mondes fantastiques de demain, pourront toujours le suivre.

 

 

 

 

Page créée le samedi 7 février 2004.