C'est un matin comme tous les autres ; depuis des mois et des années. Et Paulin se lève. Dans l'ombre terne qui se glisse par le carreau, il y a le silence de la mère. Comme depuis des années. Un matin comme tous les autres ? Non. C'est le début d'autre chose.
Sur le chantier de coupe, dans la cabane des bûcherons, il y a quelqu'un. Un homme. Il dit venir de loin. Il dit s'appeler Gaël. Quand il ouvre la bouche, c'est l'ailleurs qui parle. Il va rester. Un moment. Rien qu'un moment ? Il va s'enfoncer dans le coeur de quelques-uns comme un pieu, qui peut faire mal parce que l'espoir, parce que le rêve, avant d'être chaleur, c'est parfois dur et froid comme un éclat de pierre... (4ème de couverture, 1976).
Paulin ouvrit les yeux et puis les referma. Il attendit.
Quelques lambeaux de sommeil mort s'effilochaient sur les crocs émoussés de la nuit. Au creux tiède du lit, Paulin écoutait naître le jour, au-dehors comme en dedans de lui.
La chanson sans musique était toujours la même, au fil des saisons, depuis les plus hauts souvenirs de l'enfance. Elle n'avait pourtant rien d'une rengaine, s'écoutait, , chaque jour, avec autant de bonheur. C'était le coq, dans la cour, jetant son cri comme roule une cascade ; c'étaient les pépiements des oiseaux lâchés en grappes folles dans les bâillements gris du jour mal habillé. C'était le chien qui sortait de la niche - et le bruit de la chaîne égrenée ; le chien qui allait et venait, la chaîne raclant le sol. C'était le tic-tac du réveil, une chaise déplacée, en bas, les cercles du fourneau entrechoqués.
Paulin rouvrit les yeux.
Une faible lumière dessinait le pourtour de la fenêtre, s'infiltrait dans la chambre entre les plantes disjointes des volets. A en juger par la qualité de cette lumière, Paulin devina que le jour serait beau. Comme la veille, et avant. Comme demain, peut-être. Un clair mois de mars.
Il se leva, demeura quelques secondes assis sur le lit. Il se gratta la tête, ébouriffant consciencieusement ses cheveux marqués de gris. Il appuya sur le bouton qui coiffait le réveil, pour empêcher la sonnerie de se mettre en branle. Les aiguilles indiquaient six heures moins le quart.
Paulin s'habilla. Il ouvrit la fenêtre et repoussa les volets.
La brune noyait le fond de la vallée. Le ciel était clair, sans nuages, et la grisaille était piquée d'argent au-dessus du levant.
Paulin regarda la montagne qui lui faisait face. Lourde et sombre, toute proche, avec déjà dans l'encre des sapins les tendres tavelures du printemps verdoyant. "Les renards fument", songea distraitement Paulin. Un moment, il suivit de l'œil la lente ascension des guirlandes de brumes, au flanc boisé de la montagne.
- Clebs ! appela Paulin.
Assis devant sa niche, le chien noir remua la queue.
Paulin laissa courir son regard sur le chemin de terre tranché à pleine pente, jusqu'à la ferme voisine. Rien ne bougeait. Un corbeau s'était perché sur le piquet d'une clôture de jardin ; à quelques mètres plus bas dans le pré, les pies sautillaient sur le tapis d'herbe grasse qui bordait le murmure d'une rigole.
"Une belle saison", songea Paulin.
Il se souvenait de certains mois de mars, dans sa jeunesse, et pas si loin encore, écrasés sous la neige durcie. Même les tracteurs ne se risquaient pas sur les chemins forestiers - pour quoi y faire, de toute façon ? il n'était pas question de travailler dans un mètre de neige... Depuis quelques années, c'était tout le contraire. Les hivers étaient creux, malades. On pouvait sans vergogne ouvrir des coupes en décembre, et débarder, sur une terre humide et nue, tout au long de janvier, sinon de février. Jonas disait : "C'est toutes leurs saloperies d'essais nucléaires, et les usines, et tout, qui nous détraquent tout ça ! Je me souviens d'un temps où il n'était pas question de leurs bombes imbéciles, où les voitures se comptaient sur les doigts de la main. On n'était pas toujours à courir après ce qu'on n'avait pas besoin..., mais on avait au moins les saisons..."
Paulin sourit.
Bien sûr, il avait raison, Jonas. De ce temps-là, Paulin Vernauld, né en 25, se souvenait aussi....
Dernières Nouvelles d'Alsace
N° 108, 7 mai 1976. Jean-Paul KELLER
Forêt vosgienne
Des arbres encore au cœur des livres de Pierre Pelot. Et pour cause : son héros est bûcheron à quelques kilomètres de Bussang. Pelot parle bien des mille bruits d'une forêt vosgienne chère à beaucoup d'Alsaciens qui aiment humer l'odeur de rosée ou celle, piquante, de l'humus dans les sous-bois. Le toiletteur des montagnes fait une rencontre insolite, celle d'un bourlingueur, barbu et chevelu, mi-hippie, mi-vagabond, à l'esprit farci de rêves politiques. L'histoire finira comme elle a commencé. Le bûcheron sera renforcé dans sa certitude de ne dépendre de personne. Le farfelu reprendra la quête d'une société idéale. Un livre généreux qui ravira les jeunes et séduira leurs aînés épris du cycle des saisons et de la fière solitude des habitants des hautes Vosges.
Littérature de jeunesse
Bimestriel, t. 4, N° 251/3, 6 novembre 1976, p. 47. Arlette TOUSSAINT-JOASSIN
Thème : L'affection "paternelle" d'un quinquagénaire voulant retenir celui qui n'est que de passage. Le conflit entre le rêve et la réalité, d'une part et, d'autre part celui qui naît de la contestation.
Résumé : Dans les Vosges, Paulin et Jonas mènent la vie dure des bûcherons. Un jour, Paulin trouve dans sa cabane un vagabond de 25 ans, Gaël, journaliste breton contestataire.
Paulin, depuis l'abandon de sa femme, il y a 25 ans, vit seul avec sa mère. Il rêve du fils qu'il aurait pu avoir, se prend d'amitié pour Gaël, l'installe chez lui et cristallise sur lui les sentiments paternels dont il a été frustré.
Gaël, lui, se livre peu mais éprouve néanmoins du plaisir à travailler avec Paulin et Jonas.
Il aura une brève aventure avec Toinette, la fille de Jonas qui se donne à lui, attirée semble-t-il par l'homme "d'ailleurs".
L'épilogue laisse le livre ouvert : une bagarre déclenchée au cours d'un bal de village est pour Gaël le signal du départ.
Appréciation : Pierre Pelot confirme ici ses dons d'écrivain. Une narration bien construite, sans détours. Un décor à l'image des héros : sobre et d'une richesse qu'il faut découvrir. On retrouve en partie l'ambiance de La Drave, une des meilleures oeuvres de l'auteur.
Le rythme du récit est lent, et cette lenteur en fait le charme. Une certaine puissance calme se dégage au détour des pages. Le style simple, direct, pudique "colle" aux personnages. Le tout rend un son vrai et semble correspondre à une réelle expérience de l'auteur s'identifiant à un voyageur en escale, à la recherche d'une vérité connue de lui seul.
En bref : comme d'autres livres de Pelot, celui-ci aurait pu trouver place dans une collection de romans pour adultes. Il nous paraît cependant proche des adolescents. Ces derniers peuvent "deviner" Gaël, s'interroger à propos de Toinette et découvrir quelque chose de la psychologie de l'age mûr, ce dernier point étant plus explicite. Un livre à discuter avec des jeunes d'au moins 14 ans ayant une suffisante maturité.
Page créée le samedi 25 octobre 2003. |