Le Sourire des crabes

 

Préface de Claude ECKEN,
pour Le Sourire des crabes
(Encrage édition, coll. Lettres Science-Fiction 3, 1996).

 

Cette année, Pierre Pelot fête ses trente ans de carrière. En effet, son premier roman, La Piste du Dakota, parut en 1966 aux éditions Marabout.

Trois décennies plus tard, le prolifique auteur a derrière lui une oeuvre totalisant 150 romans et 40 nouvelles. Soit une moyenne de 4 à 5 titres par an, ce qui n'en fait pas, comme d'aucuns le prétendent, un homme qui écrit plus vite que son ombre, mais témoigne d'une belle régularité. La majorité de ces écrits appartient au champ de la science-fiction (un peu plus de soixante titres), le reste se partageant entre le fantastique, le western, le policier, la littérature pour la jeunesse, le théâtre ou la littérature générale.

On ne peut qu'être impressionné devant un tel palmarès enrichi de quelques succès notoires, dont quelques-uns ont été traduits dans 15 pays (dont l'Albanie et le Japon !), adaptés à la radio, au cinéma et à la télévision (tout le monde connaît au moins L'Été en pente douce), couronnés par une dizaine de prix littéraires, dont trois décernés la même année, en 1978, pour des ouvrages de science-fiction : Transit obtint le Grand Prix du festival international de science-fiction, le Graoully d'or de Metz, et Delirium Circus reçut le Grand Prix de la Science-fiction française. Pierre Pelot n'a pas encore 33 ans, mais déjà 12 ans de carrière.

Que ces trois prix eussent été décernés à la même date n'a rien de surprenant : les années 77-78 sont celles où Pelot explose littéralement, multipliant sur tous les fronts des titres d'importance. Jusqu'à présent, il avait limité sa production chez les éditeurs pour la jeunesse et, pour ce qui est de la science-fiction, au Fleuve Noir. Il n'était présent sur la scène de la SF que depuis 4 ans, mais avait bénéficié de critiques toujours plus élogieuses, à une époque où la collection Anticipation jouissait d'une médiocre réputation de "romans de halls de gare".

Probablement encouragé par cet accueil de la critique et du public, il proposa ces deux années-là des romans à J'Ai Lu, Denoël, Laffont, Presses Pocket et Kesselring, limitant sa présence au Fleuve Noir à deux romans seulement dont un policier. Ce furent : Les Barreaux de l'Eden, Foetus-Party, Transit, Delirium Circus, Canyon Street, Le Sommeil du chien et Le Sourire des crabes. Il faut ajouter, pour cette période très féconde, outre les romans pour la jeunesse, une dizaine de nouvelles dispersées dans autant d'anthologies, de revues et de fanzines, dont une bonne moitié figure dans les collectifs de chez Kesselring, sans oublier les tribunes libres animées au gré des occasions, dans les magazines dévolus à la SF.

Il ne faut pas s'imaginer que Pierre Pelot est devenu d'emblée un auteur courtisé que tous les éditeurs tenaient à publier : Foetus-Party fut refusé six fois et Le Sourire des crabes cinq fois ! Aux dires de l'auteur, les motifs invoqués n'étaient pas satisfaisants et même plutôt bancals, au moins en ce qui concerne le Fleuve Noir : il en résulta une brouille passagère à cette période, les manuscrits refusés étant l'une des raisons de la polémique. Le sujet ou la violence du récit ont donc rebuté plus d'un directeur de collection avant de trouver finalement preneur.

En effet, presque tous ces livres ont en commun une violence âpre et exacerbée, une critique sans concession de la société, à tous les niveaux. Systèmes totalitaires, manipulation et abrutissement des masses par la société du spectacle, manœuvres politiques scandaleuses, toute-puissance des trusts financiers, progression de la pollution, Pierre Pelot est sur tous les fronts de la contestation.

Seul Transit échappe à cette violence extrême et se situe sur le versant opposé, esquissant une vision de la société idéale, anarchique, telle que la conçoit Pelot : "Pas de premier, pas de dernier, et pas d'intermédiaires !" (p. 296). Cette utopie se déroule évidemment sur un autre monde, exploré sous hypnose par un Voyageur, cobaye d'expériences paranormales. Ce parcours poétique et magique, itinéraire initiatique d'un monde fraternel et libéré de ses névroses, s'achève cependant sur une note d'inquiétude et de désespoir, d'inquiétude puisque les élites dirigeantes projettent de "bénéficier pour elles-mêmes et pour un cercle amical électif des avantages du Voyage post-mortem conscient", de désespoir puisque ce monde s'avère pratiquement inaccessible et surtout irréalisable sur Terre. D'ailleurs, l'une des cités de cette Utopie ne se nomme-t-elle pas Loccos ? Son nom l'enferme déjà dans la folie d'un exalté.

C'est d'ailleurs un autre point commun à ces ouvrages : la folie. Luc et Cath, les héros jusqu'au-boutistes du Sourire des crabes sont irrémédiablement fous. Ron Dublin, l'écrivain du Sommeil du chien, isolé dans sa Réserve, à l'abri du Dehors, entend des voix dans sa tête. Le titre de Delirium Circus est sans ambiguïté ; Javeline, l'héroïne de Canyon Street sombre dans la folie, cherchant désespérément à communiquer son message. "Écoutez-moi ! suppliait Javeline la Folle" est la dernière phrase du roman.

A chaque fois, la folie est provoquée par une société étouffante et castratrice, qui n'offre que cette ultime liberté à ses citoyens récalcitrants. La révolte mène à l'échec, tel est l'amer constat que fait Pelot à chaque livre. L'ennemi est trop puissant. Il n'existe nul endroit où se cacher. Le seul refuge est celui qu'on s'invente, derrière les parois de son crâne, univers intérieur coupé de la réalité. La folie est la fuite ultime imposée par la société. Cet état de fait n'est pas nouveau : Pelot en retrouve les prémisses loin en arrière dans le temps, citant Van Gogh en exemple : "Sa dernière oeuvre picturale est particulièrement chargée, à mon avis, du poids de la mort inévitable, et du désespoir d'un homme emprisonné dans ses limites physiques, emprisonné au centre de lui-même et au centre du monde, se donnant tout entier dans sa quête de lumière, et ce à l'aide des trop pauvres moyens que lui offraient la pâte des couleurs..." (Transit, p. 70).

Pelot ne pouvait pas ne pas se reconnaître en Van Gogh, lui qui peint pareillement l'écrivain comme un utopiste ne disposant, pour exister, que d'une feuille de papier et d'un crayon. L'écrivain se bat contre la société avec ses écrits. Sinon, il s'évade par les mêmes moyens, devenant tour à tour le Voyageur (Transit), le Raconteur (la nouvelle du même nom, Le Sommeil du chien, etc.), à la recherche d'une réalité qu'il n'invente pas mais découvre, dévoile progressivement. A travers Delirium Circus qui stigmatise la société du spectacle, Pelot s'interroge sur son métier d'écrivain, ses motivations et son impact. L'écrivain n'est pas un auteur mais un simple médium, un révélateur des choses cachées. Ce leitmotiv que Pelot développera abondamment par la suite est déjà présent au début de sa carrière :

"Pa, comment tu fais pour inventer des histoires ?

- Je n'invente rien, disait Ron. Il y a la machine. Je place des feuilles de papier, ici, comme ça... et puis je tape sur les touches. L'histoire est déjà dans la machine. Il suffit de taper d'une manière particulière sur les touches pour la faire venir. C'est ce que je sais faire ; taper sur les touches d'une certaine façon" (Le Sommeil du chien, p. 122).

Mais les histoires ne viennent à la rencontre que de ceux qui sont en phase avec elles. Et c'est pour cela qu'elles sont également, bien qu'indépendantes de l'auteur, une manifestation de son ego, une façon d'être et d'exister au monde. "Un roman de SF est avant tout pour moi, une histoire de social-fiction, une spéculation - une tentative d'illustration de problèmes intérieurs, une manière de parabole caricaturale qui prend ses racines directement dans mon cerveau et le présent" (interview par Jean-Pol Laselle, in Le Sommeil du chien).

La contestation, cri de révolte ; la folie, cri d'angoisse ; l'écriture comme manifestation de ces cris, tout Pelot est déjà là, cristallisé en quelques livres majeurs parus en l'espace de deux ans. Denis Guiot, dans divers articles et critiques, parle déjà de thématique Pelot. L'auteur a une patte bien identifiable.

S'il rencontre un tel succès, c'est parce qu'il est en phase avec son époque. Dix ans après, l'esprit de mai 68 ne s'est pas totalement éteint. La révolution est encore le moyen qui permettra de changer la société. On se bat contre l'extension du camp militaire au Larzac. Michel Jeury, qui a profondément modifié le paysage de la science- fiction française, clame : "Nous nous battrons avec nos rêves". Philippe Goy publie Vers la révolution. Bernard Blanc, chef de file de la science-fiction politique à la française dirige chez Kesselring une collection de science-fiction qui, pour être éphémère, publia nombre d'ouvrages aux titres éloquents : Alerte ! (revue-livre), Planète socialiste, Quatre milliards de soldats... Les revues aussi exploitent des thèmes dans l'air du temps, aussi bien en littérature qu'en bande dessinée. Actuel première manière est la revue branchée qui traque les signes du changement sur tous les plans, dans tous les pays. Les singes du temps se multiplient. Il est difficile d'échapper à l'esprit révolutionnaire de ces années-là.

Même si des auteurs éphémères disparaissent dès la fin du mouvement, à la fin de la décennie, la période a vu naître des auteurs durables : Jean-Pierre Hubert, Joëlle Wintrebert, Yves Frémion, Dominique Douay, sans compter Daniel Walther et Jean-Pierre Andrevon, apparus un peu plus tôt mais qui furent véritablement révélés au cours de cette décennie.

Il serait cependant faux de croire que Pelot a profité de ce mouvement politique pour se ménager une place dans le milieu. La contestation, le refus des conventions, apparaissent déjà en germe dans son oeuvre pour la jeunesse. Comme se meurt un soleil et La Tourmente prennent la défense des Indiens contre les Blancs, Les Croix de feu fustige le racisme en attaquant le Ku-Klux-Klan. Dylan Stark, héros de western, est un personnage emblématique - métis d'indien, victime des attitudes racistes sévissant à toutes les périodes ; son compagnon de route est Kija, un indien qu'il défendra à plusieurs reprises. La première présentation de Dylan Stark, au dos de couverture, porte déjà la marque de Pelot (qu'on orthographiait alors Pélot) : "Dylan Stark est un jeune loup, révolté pour un oui ou pour un non, un idéaliste, un amoureux-fou de la justice". Ses combats sont effectivement engagés en vue de plus de justice, de davantage de reconnaissance pour les opprimés : dès Quatre hommes pour l'enfer, premier volume de la série, le refus de la guerre est clairement affirmé ; La Couleur de Dieu est un émouvant plaidoyer pour la fraternité des races, qui valut à l'auteur le prix des Treize en 1967. Les articles de l'époque soulignent que, contrairement à ses confrères dûment cravatés, Pelot arbora le jour de la remise des prix, un simple pull à col roulé, marquant sa différence de classe, son goût de la simplicité, son authenticité en d'autres termes. Avec La Marche des bannis, le héros accompagne vers l'exil ses frères d'infortune, tous ces Indiens défaits qu'on mène vers les réserves. Les seuls titres de la série témoignent des engagements de l'auteur et de son esprit contestataire : La Peau du nègre ; Quand gronde la rivière ; Un jour, un ouragan ; La Loi des fauves ; Le Vent de la colère. Signalons ailleurs L'Unique rebelle, publié en 1971 dans la Bibliothèque de l'Amitié, et qui remporta le Prix jeunesse la même année, ainsi que La Révolte du Sonora, publié l'année où Pelot s'orienta vers la science-fiction sous le pseudonyme de Pierre Suragne.

Cette violence n'est pas gratuite ni sans fondement : c'est bien sur un plan politique et social que Pelot s'engage, même si le fait d'œuvrer au sein de la littérature pour la jeunesse bride ses propos. Le Pain perdu, Le Cœur sous la cendre, Je suis la mauvaise herbe, Le Ciel fracassé, Les Étoiles ensevelies, sont autant de romans parus dans des collections pour la jeunesse traitant de problèmes sociaux (le déracinement la retraite, la réinsertion, le chômage ... ). Aujourd'hui, ils ne sont pour ainsi dire pas réédités. Trop ardus pour nos chères têtes blondes, parait-il. Mais peut-être aussi trop polémiques ?

Pierre Pelot est donc un contestataire d'avant mai 68, dont les positions bien arrêtées ont rencontré un écho favorable dans les années 70 et qu'il a eu l'opportunité d'exprimer en-dehors des collections pour la jeunesse, au Fleuve Noir d'abord et chez les autres éditeurs ensuite.

Il serait également faux de croire que la réputation de l'auteur ne se justifie que par l'adéquation de ses idées à une période précise de l'histoire, qui les exploitait essentiellement pour des motifs politiques. Il aurait dans ce cas sombré dans l'anonymat en même temps que tous les auteurs qui confondaient littérature et tract politique, mettant leurs écrits au service d'une idée au lieu de placer leurs idées au service d'une histoire. C'est la même erreur que répétera la science-fiction française des années 80, formaliste, s'abritant derrière des théories et des expériences littéraires, et perdant en cours de route la fonction première du récit l'histoire, oubliant ce que Roland Barthes nomme Le Plaisir du texte. Si de tels écrits sont nécessaires, et même indispensables, ils ne doivent pas occulter ni prendre la place des autres formes de production, au risque de se couper de ses racines.

Pelot n'est au service que de l'histoire. Et s'il l'adapte à sa manière, varie les styles d'écriture, il ne perd jamais de vue le premier degré, dimension essentielle au récit sans lequel les degrés suivants ne sont qu'échafaudages manquant d'assises. Une sauce, même élaborée, rencontre peu d'adeptes si elle n'enrobe pas quelque aliment plus consistant. Ce n'est donc pas l'esprit révolutionnaire, ni la conscience politique, ni la contestation sociale qu'on trouvera au premier plan des romans de Pierre Pelot, pas plus qu'on ne lira une thèse ou n'assistera à la démonstration d'une théorie. Pelot raconte avant tout une histoire. On sait déjà qu'il ne se définit que comme un Raconteur qui n'a rien de plus à dire que ce que dit son livre.

Ce qui fait également de lui un auteur au-delà des modes, et la critique lui a rarement fait justice sur ce point peut-être en raison de sa rapidité à écrire, c'est son style. On a longtemps dit (ou reproché), à l'époque où la science-fiction française cherchait son identité et tenait à se démarquer par le style, que Pelot écrivait "à l'américaine". Il avait pour lui une narration rapide, heurtée, une efficacité typiquement américaine qui ne pouvait mériter de consécration. On peut reprendre les lignes que Bruno Lecigne lui consacra en 1981 dans A & A (Ailleurs & Autres, célèbre fanzine de Francis Valéry) : "Pelot se nourrit exclusivement de structures romanesques héritées du western et/ou du thriller, d'une écriture drue à l'américaine, dotée d'une stylisation du flux of consciousness, le tout tressé par un montage cinématographique, d'une thématique héritée de la New Wave, une fois celle-ci dépouillée de ses préoccupations stylistiques, et un parfum dickien, comme tout le monde". Plus loin, Lecigne a reconnu chez cet auteur qu'il aime bien l'influence récente de James Cain et Erskine Caldwell et reconnaît que le mélange américanisant qu'opère Pelot est détonant.

Mais on ne peut reprocher à personne ses influences : Pelot ne s'en est pas plus préoccupé que n'importe qui d'autre. On ne se laisse influencer que par ce qu'on aime : c'est la rencontre qui provoque l'influence. Il serait ridicule d'affirmer que des auteurs, par une démarche consciente et volontaire, décident de se nourrir spécifiquement d'un genre ou d'un style qu'ils veulent défendre et intégrer à leur écriture, au détriment de tout autre. A fortiori quand le clivage porte sur l'opposition entre écriture française et américaine. Il existe, aux États-Unis comme ici, plusieurs formes d'écriture. Concernant le style de Pelot, Bruno Lecigne fait référence à des techniques d'écriture populaires ou empruntées au cinéma - populaire lui aussi (mais Pelot ne s'est jamais défini autrement et d'ailleurs se moque des étiquettes), tout en reconnaissant dans son oeuvre l'influence de Caldwell (il aurait pu aussi citer Steinbeck ou d'autres) qui n'est pas, à l'instar de James Cain, d'une trempe populaire.

Il semble pourtant que cette écriture drue, parsemée de phrases sans verbe, qui donnent l'impression de lire les pensées du personnage en même temps qu'elles se déroulent, n'appartienne qu'à Pelot, lui soit suffisamment intime en tout cas pour correspondre à ses racines et à son tempérament. Cette âpreté, cette rudesse de ton, en adéquation avec le comportement de ses héros bourrus-au-grand-cœur, ces phrases hachées par les trépidations du récit balisées de loin en loin par de superbes images, des descriptions grandioses ou un lyrisme en rupture avec le ton général du récit ne doit en effet que peu à une technique apprise progressivement. C'est dans la beauté sévère des montagnes vosgiennes, le caractère renfermé, très terrien, de ses habitants qu'il faut chercher l'origine de ce style brut sans fioritures. "Je préfère une statue taillée à la hache par un gars qui ne sait pas trop bien sculpter qu'une reproduction en marbre lisse de la Vénus de je ne sais où !" confie-t-il alors à Éric Vial (Hermetoc N° 1, mars-avril 1974).

Pierre Pelot a toujours habité les Vosges. A quatorze ans, il est destiné, comme ses camarades, à l'usine. Ses parents, heureusement, comprennent rapidement à la suite d'un court apprentissage dans un atelier de mécanique générale, que sa voie n'est pas là et le laissent suivre des cours de dessin par correspondance. Ses tableaux qu'il cherche à vendre sur la place du village, ne rencontrent aucun succès, pas plus que les bandes dessinées qu'il soumet un jour à l'approbation d'Hergé, lequel lui conseille de se tourner vers l'écriture. Le jeune Pelot a longtemps passé pour un désœuvré, un fainéant aux yeux des gens de son village : il avait une revanche à prendre sur la vie. Le Ron Dublin du Sommeil du chien lui ressemble à bien des égards : "Il était différent à part : un grave handicap.... Cette différence, la principale, qui l'isolait des autres habitants, tenait dans le fait qu'il n'avait pu trouver parmi les siens le moindre exemple à suivre, pas l'ombre d'un modèle auquel il pût s'identifier, ni même un guide dont les idées eussent vaguement correspondu aux siennes... Il était jeune et d'une naïveté peu commune, d'une prétention encore plus spectaculaire" (p. 108). Pelot s'est donc fait seul.

Cette alternance de brutalité et de douceur qui caractérise son style s'est peut-être renforcée, plus tard, au contact d'une certaine narration à l'américaine, mais c'est bien dans les lieux et les ambiances de son enfance qu'elle est née. Et pour en revenir aux influences, c'est bien parce qu'il y eut rencontre, adéquation de style et d'idées, que Pierre Pelot s'est tourné vers les auteurs américains, dont il ne dévore réellement les livres qu'à la fin des années 70, quand ces oeuvres furent traduites en masse et disponible en poche, principalement en 10/18. "J'ai été formé par les américains... Flannery O'Connor, Carson Mac Cullers, Erskine Caldwell... Tous ces gens m'ont parlé, de si loin, d'une réalité que je voyais tous les jours dans ma campagne".

Le style si particulier de Pelot existait déjà, à l'état brut avant ces fructueuses lectures. "Pas un souffle. Rien que ce soleil d'été sur l'herbe de la vallée, sur les collines et le cours d'eau, qui pesait lourd et dru. Rien d'autre. Le silence." Ces phrases, extraites de la première page de la première aventure de Dylan Stark, paru en 1967, montrent bien à quel point cette écriture appartient d'emblée à Pelot, lui est personnelle. En recevant son premier roman, Philippe Vandooren, alors directeur littéraire de Marabout junior, se serait écrié : "Enfin un auteur !"

Ce que Pelot revendique, derrière cette apparente brutalité des mots et de la narration, c'est la sincérité. On pourrait appliquer à son style cette réflexion de la Cath du Sourire des crabes : "Je ne sais pas parler aux autres. Sinon avec des mots bruts, des mots-pierre, des mots-couteaux, des mots-projectiles".

Ce style subira bien sûr des variations et connaîtra des évolution jusqu'à aboutir à celui qu'on lui connaît aujourd'hui, qui déroule de longues phrases fouillant toujours plus intimement la psychologie de ses personnages, par petites touches impressionnistes, décrivant patiemment des lieux avec des formules prudentes, aussitôt corrigées ou nuancées, comme si l'auteur procédait par à coups, par tâtonnements prudents. Il reste bien sûr le souffle de l'inspiration et la beauté de ces images fulgurantes ou tremblées, l'art de saisir un geste, un regard, une respiration pour exprimer le poids d'une tension ou la finesse d'une émotion.

Les variations dans le style ne furent pas toujours heureuses. Probablement contaminé par l'écriture presque standardisée de la période politique de la science-fiction française, Pelot utilise à outrance les phrases assenées comme des slogans. Le texte s'étoffe de mots majuscules appuyant exagérément son propos. Certains passages du Sourire des crabes n'échappent pas à ce tic bien daté, comme tous les autres ouvrages de la période. Il s'agit, bien évidemment, de ceux où l'auteur exprime ses convictions : "Un paumé que les flics abattent, un autre que la guillotine décapite, c'est la JUSTICE, pas la violence ! Et le Prince à la tête d'un gouvernement qui dirige à coups de menaces, de lois, de punitions et de récompenses, c'est la DÉMOCRATIE, pas la violence ! L'enseignant qui fourre dans la tête du même des principes de respect du supérieur, de fierté de son pays sous peine de délinquance, c'est du CIVISME, pas de la violence", etc.

Mais, on l'a vu, Pelot ne se définit pas comme un révolutionnaire ni un auteur à message (même s'il cherche à dire et à s'exprimer) seulement comme un Raconteur d'histoires. Et si celle-ci a survécu, ce n'est certes pas pour son seul message mais parce qu'elle reste, vingt ans plus tard, d'une étonnante actualité.

La liberté absolue, l'anarchisme violent qu'exprime Pelot avaient déjà de quoi séduire ; sa contestation sans concession des maux de notre société, sa violence et ses audaces (comme les relations incestueuses du frère et de la sœur) ont de quoi retenir l'attention toutes les époques. Pelot parle à la jeunesse de ce qui lui tient cœur. En même temps, il perçoit déjà l'illusion et l'échec derrière les tentatives de libération ; il pointe également les dangers qui guettent les épris de l'absolu, ces dangers qui viennent de l'intérieur, des tréfonds de l'âme, qui naissent dans le vertige de l'action. Et c'est une autre qualité de l'auteur que de ne pas se laisser gagner par l'ivresse de son propos ; c'est cette même lucidité pessimiste qui le mènera à écrire des romans noirs.

Mais la modernité de ce livre est encore plus frappante à la lumière de notre quotidien. Luc et Cath sont irrémédiablement fous. Leur pureté les ronge et les dévore. C'est ce qui les conduit à devenir des serial killers. Aujourd'hui, les tueurs en série ont le vent en poupe. Ils fascinent un public toujours plus nombreux au point que beaucoup s'enrichissent en prison en vendant leurs oeuvres. Alors que les fictions se multiplient...

Pierre Pelot a traité le sujet avec vingt ans d'avance. Mieux, il situe l'action de son livre en 1993, un peu après le début de la mode des serial killers. Du Silence des agneaux à Copycat, littérature et cinéma explorent les tréfonds de l'âme humaine, tentent de percer la psychologie de ces êtres d'exception, capables de faire sauter tous les verrous, de briser tous les tabous. C'est cette faculté d'obéir totalement à leurs pulsions qu'admirent les gens, qui se révoltent à leur tour, par procuration.

Ces analyses psychologiques reposent souvent sur la relation duelle enquêteur/assassin mais sont rarement vues depuis le seul point de vue du tueur. Pierre Pelot n'hésite pas, lui, à entrer dans la tête de ses personnages et à les suivre tout le long de leur folle équipée. Il s'efforce de regarder par leurs yeux, de penser comme eux. Ce qu'il nous laisse entrevoir rejoint en grande partie ce que l'on sait des tueurs en série aujourd'hui : refus des règles sociales, désir d'exister et d'affirmer sa singularité, ("Hé ! L'ami... est-ce que toi tu existes ?" demande le chat à Luc). Certes, ceux-ci n'agissent pas avec la conscience politique ni l'idéal de pureté de Luc et Cath. Quand la révolution éclate, Luc perd ses repères en même temps que sa motivation. La rage du frère et de la sœur avait un sens et se déchaînait sur des cibles bien précises : la plus hallucinante scène de carnage du livre se déroule dans un supermarché, lieu hautement symbolique de la société de consommation.

Si la psychologie de Luc et Cath diverge sur bien des points de celle des serial killers contemporains, la haine qu'ils expriment est elle, tout à fait ancrée dans nos sociétés à la dérive. Comment ne pas rapprocher les protagonistes du Sourire des crabes du couple de Tueurs-nés, le film d'Oliver Stone qui déclencha une vive polémique à sa sortie aux États-Unis en 1994, couple dont la folie meurtrière suit la même trajectoire ?

Le parallèle est d'autant plus frappant que, dans les deux cas, la médiatisation des exactions commises revêt une grande importance. Mickey et Mallory, suivis par un journaliste de télévision des plus complaisants, s'exhibent devant les caméras. Mais avant eux, Luc et Cath demandent à la femme qu'ils ont kidnappée de filmer leurs meurtres. Ils savent qu'elle a toutes les chances de gagner ainsi le prix du reportage le plus édifiant, que décerne un jeu télévisé entretenant son audimat avec des séquences morbides et violentes. Pelot, en 1977, avait déjà tiré les conséquences de cette constante présence télévisuelle : la réalité n'est plus présentée qu'à travers ce filtre où seul le sensationnel acquiert une certaine épaisseur : "Vous avez besoin d'un témoin, c'est cela ? Sans moi, vous seriez perdu, peut-être ?" déclare le reporter improvisé.

C'est ainsi que Pelot imagine de présenter un coup d'état par le seul médium de la télévision. A aucun moment l'auteur omnipotent ne se transporte sur les lieux de l'action pour la raconter dans le détail. Ce coup d'état en direct, montrant un présentateur commentant les événements qu'il est en train de vivre, officiant au centre d'un groupe de révolutionnaires placés dans son dos acquiert une densité toute particulière aujourd'hui. C'est toujours sur le petit écran que passe le film des derniers instants du dictateur. Il est difficile de ne pas penser à la mort de Ceaucescu, douze ans plus tard en lisant ces lignes : "Le vieux prince était bouffi, hagard, les yeux écarquillés, la bouche molle. Des mèches rares de ses cheveux jaunâtres battaient son visage et ses joues rebondies... Le regard du Prince conservait dans le chaos de la peur toute sa méchanceté. Savait-il ce qui l'attendait ? Espérait-il encore une intervention miracle de sa chère police ?... Même s'il reniflait la mort à deux pas, il s'obstinait dans l'Honneur et la Dignité, englué dans les vieux masques jusqu'au bout".

Si les histoires existent quelque part et sont dotées d'une vie propre, celle-ci est venue à Pelot depuis le futur. Il n'y a cependant nulle prescience dans cette troublante relation d'une révolution, mais la lucidité d'un auteur qui refuse de se voiler la face. C'est ainsi que Pelot a vu avant d'autres ce que le monde commençait à esquisser sous ses yeux : Polipotern a vu la lune...

C'est pour toutes ces raisons que Le Sourire des crabes reste d'une étonnante modernité.

Aujourd'hui, d'ailleurs les crabes sourient toujours...

 

Claude Ecken.

 

 

Page créée le samedi 7 février 2004.