Pelot en pente douce et rondes bosses

ou les Hautes-Vosges
au cœur d'une quarantaine de romans

par Raymond PERRIN

 

III 

L'écriture vouée à la peinture du microcosme

"Je me suis finalement rendu compte que le monde entier était à ma porte, dans les gens, la vie qui m'entourent. Il y a des centaines de livres à écrire. Faulkner disait qu'il n'aurait pas assez de toute son existence pour s'occuper du petit timbre-poste que représente sa contrée." (Interview réalisée par J.-P. Germonville, L'Est Républicain du 08 mars 1987).

Dans ce microcosme quasi philatélique, le romancier privilégie d'autres lieux comme l'Hôtel du Pied des Ballons avec son "gigantesque aquarium dans lequel nageaient et rampaient toute une armée de langoustes, homards et autres crustacés ..." offert aux yeux émerveillés de Duz, l'enfant qui, bien qu'abandonné par les siens, n'est pas encore porteur de pouvoirs maléfiques.

Lorsque le bûcheron Diên revient du Cul de la Mort : La Forêt muette, il menace un convive avec sa tronçonneuse en action. "Un petit malin (...) lança la chaise, qui manqua Diên, mais percuta de plein fouet la vitre de l'aquarium. Cela péta comme un vrai coup de fusil. Les éclats de verre projetés par deux cents litres d'eau fouettèrent les jambes de Diên qui se mit à patauger sur place, piétinant les langoustes éparpillées sur le sol carrelé, portant des coups de tronçonneuse dans le vide." Cette destruction fictive n'empêche pas Luc Mordacci de descendre à cet hôtel, ce qui permet à l'autobiographe d'intervenir dans le récit pour rendre hommage au patron décédé, "un des rares, dans ce village, à ne pas me balancer la moindre vacherie sur mon état d'artiste fainéant qui ne travaillait pas".

Pas étonnant que ce soit, douze ans plus tôt, ce sympathique restaurateur qui mette en garde Go, avant qu'il y ait Du plomb dans la neige : "Le patron du bar-restaurant dans lequel il avait bu un cognac rapidement, au pied du col, le lui avait dit : "Vous allez vous faire coincer, monsieur, si vous compter emprunter le col. La neige tombe dru. Moi, je ne m'y risquerais pas...".
Au lecteur avide d'en savoir plus de recenser les notations sur la rivière aux "pierres souvent découvertes", et ses "odeurs de vase séchée et de soleil couchant", sur la place de l'église "barbouillée de goudron et d'asphalte" ou celle de la mairie d'où l'on peut entendre les flonflons d'un bal, sur les scieries où ont cessé "la chanson du haut-fer" et son "va-et-vient saccadé", sur les "cités" ouvrières aux "mêmes façades écaillées que l'on repeint tous les cinq ans aux frais de l'usine", "avec leurs ramées protectrices de vieilles plaques de fibrociment", sur les fermes ouvertes sur "le charri" et son bassin, avec leurs greniers à foin accessibles de l'extérieur par les portes en bois de la "bôacherie".

Au patient géographe, laissons le souci de situer les "vallées secondaires" du village "en étoile", les collines, les ballons, les étangs mystérieux et les lacs (rarement évoqués en dehors du "Lac Vert" cher aux Canards boiteux !). Laissons-le s'y perdre, car les droits de la fiction autorise le romancier à brouiller les cartes, à mêler fantasme et réalité.

On peut toujours se contenter du regard de Chip, Fou comme l'oiseau, pour qui "le village dispersait ses maisons le long de la rivière et de la route en serpentin ; la voie ferrée traçait un chemin plus rectiligne et plus sombre". Alors, le lecteur le moins informé aura reconnu l'axe Bénélux-Bâle de la nationale qui vient de Remiremont. Il aura identifié la voie ferrée désaffectée et le cours de la Jeune Moselle qui naît à Bussang.

Pour résumer la situation, il suffit de prendre un peu de recul et de hauteur grâce aux Pauvres zhéros : "Le village, vu du ciel, rappelait la forme d'une étoile à cinq branches. Il avait poussé au point de rencontre des vallées et s'était étendu, semant ses maisons le long des cours d'eau, toujours plus haut vers la source. La plus forte concentration d'habitations suivait bien sûr la vallée principale de la Moselle (si jeune encore qu'elle était à peine rivière), et les axes jumeaux de la route et de la voie ferrée". Il est aisé d'identifier les cinq branches de l'étoile : deux sont constituées par le cours amont de la Moselle et le bras en aval. Les trois autres sont données dans Suicide : "La Feigne [ou Faigne], Presles, les Charbonniers "[ou l'Agne], cette dernière se subdivisant elle-même en vallées secondaires. Il faut bien reconnaître que cette immense vallée ramifiée est la préférée du romancier. Ne lui a-t-elle pas fourni ses deux pseudonymes ? Pourtant si l'on suit Bastien pour découvrir "Les Feignes. Un autre village dans le village" (un nom d'emprunt à ne pas confondre avec la Faigne), on arrive dans un endroit sombre et triste. C'est la "réserve", déjà évoquée, pour les ouvriers dont on veut oublier l'existence. C'est là qu'échouent les retraités que l'on parque pour céder leurs logements ensoleillés du centre du bourg à des ouvriers encore productifs ! Pourtant, cet "écart" n'est qu'une partie de l'immense vallée des Charbonniers, ou de l'Agne, sorte d'étoile imbriquée dans l'étoile du bourg, dominée, entre autres collines, par "les masses rondes et boisées" des Braqueux. Dans le récit fantastique, La Peau de l'orage, c'est sur cette éminence que l'on situe le premier hameau : "Il y a (...) deux cents années pour le moins, alors que la vallée était vide de village, nue comme ma main, c'était là-haut, sur les Braqueux, qu'il était le village. En pleine forêt, ceux qui dressèrent les maisons, dans le début, étaient des équipes de bûcherons suédois. (...)

Ensuite, sont venus les charbonniers, souvent avec femmes et enfants. Puis, plus tard, les vanniers de n'importe où qui se fixèrent là."

Et cette histoire tient tellement à cœur à Pelot qu'il envisageait, depuis 1994, d'écrire l'immense saga, du XVIIème siècle à nos jours, d'une famille d'origine suédoise installée en ces lieux. Le projet mûrit lentement et se transforme considérablement, mais il est interrompu par la rédaction des cinq tomes de la saga Sous le vent du monde. Bien que personnages, lieux et durée de l'action différent, peut-on raisonnablement considérer que son point d'aboutissement est, après deux années d'écriture, le long récit : C'est ainsi que les hommes vivent, dont la publication est très attendue au printemps 2003 ?

Ces lieux " frémis " où un prêtre maudit peut surgir du passé sont encore chargés de mystère lorsque, dans Suicide, la ferme sise dans "la vallée de la Goutte du Rieux", une enclave entre le village et le haut de la vallée, détruit ses habitants avant de se détruire elle-même.

La description du val imaginaire de "Goutte-Cerise" dans le long récit estival : Ce soir, les souris sont bleues ne trompe pas longtemps le lecteur un peu perspicace. De cette enclave au bord d'un ruisseau, que perçoit-on ? "Lointains braillements intermittents du ruban mécanique de la scierie (...), morceaux de chansons flottant au-dessus des bâtiments de la colonie de vacances...". Plus haut, il y a le restaurant ... des "Charbonniers", "au beau milieu d'une vallée étroite, secondaire et écartée, isolée, mal desservie par une route en lacets méchamment serrés". Pour ceux qui douteraient encore, il suffira d'évoquer le fait qu'Elian, bien que quinquagénaire, participe à la course vélocipédiste burlesque organisée, à l'époque, tous les ans, à la mi-août, lors de la fête qui commémore "La République libre des Charbonniers" !

C'est encore le chemin qui mène, après avoir franchi La Hive (mais est-ce bien son nom ?) aux roches de Morteville, redoutable piège pour les bûcherons débardeurs, quand tombent Les Neiges du coucou...

Si vous le désirez, voyez, plus loin, Lou Carmaux qui traverse "la vallée de Presles", son étang et son bosquet de sapins : "la poîche". Plus à l'Est, Paulin voit le soleil montrer son nez "sur les crêtes du Mont" tandis que, non loin de là, sur l'autre versant, un autre bûcheron, Bibi, observe "les pentes violacées de la montagne du Tertre" alors que les sommets des ballons d'Alsace et de Servance sont cachés par la brume. Il est plus malaisé de reconnaître la Tête-du-Lait, colline dominée par un relais de télévision où Duz et ses amis d'enfer cueillent des brimbelles, et au pied de laquelle Ron Dublin a construit sa maison, celle que l'on décrit aussi dans Le Pantin immobile, dans la carrière des ajoncs ... Elle se dresse près du chemin où Marcel Lourrois découvre Daniel, blessé, installé ensuite chez lui comme Le Renard dans la maison.

Il ne s'agit ici que du village de Pelot, mais des investigations plus pointues permettent de reconnaître le Thillot et Remiremont, villes qui ont en commun leurs rues aux arcades, Fresse-sur-Moselle et son magasin Intermarché (transféré depuis), Bussang et ses scieries, Château-Lambert, petit hameau de la Haute-Saône déguisé (peut-être ?) en "Pierre-Fendre" ou, plus certainement, en "Château-Lamay". Toujours dans cette Franche-Comté voisine, apparaissent furtivement Servance, Beulotte-Saint-Laurent ou La Montagne, village qui évoque irrésistiblement les romans de Jean Giono. Mais dans les Brouillards des mille étangs de ces contrées fréquentées par les sorciers, il faut craindre, plus que jamais, "les maléfices sournois qui hantent les brumes" !

Déguisements légitimes et brouillards de la fiction

Le romancier, on l'a vu, n'est pas soumis à la même rigueur que les géographes. Si pour la nécessité logique de son récit, il doit bousculer les montagnes, il les bouscule.

Brouillage et escamotages sont deux privilèges de la fiction. Par exemple, dans Le Ciel fracassé, Adrien "le déserteur" vole une voiture à Strasbourg, grimpe le col de Bussang en haut duquel il précipite le véhicule dans un ravin. Il s'installe dans une cabane de cantonniers, à deux kilomètres du village de Bussang d'où il envoie plus tard un message à son amie Célia. Elle habite à Faye-sur-Moselle - 88160 : (c'est le code postal du Thillot]. Or, pour la jeune fille, la lettre porte "le cachet du village voisin" - de Bussang ! - ...qui devrait être Saint-Maurice. Lorsque les jeunes gens réunis décident de fuir en vélomoteur vers le Sud, ils traversent "deux villages endormis" (Bussang et Le Thillot ? ), avant le "col raide [qui] menait en Haute-Saône". Le narrateur a donc escamoté volontairement les villages de Saint-Maurice et de Fresse, superflus dans le récit.

Pelot s'amuse d'ailleurs aux dépens de ces lecteurs trop pusillanimes qui ne respecteraient pas les droits de l'imagination. Relisons la présentation de La Forêt muette : "Le Cul de la Mort est un endroit qui ne figure pas nominativement sur les cartes d'état-major ou autres ; même le très sérieux Institut géographique national a choisi, semblerait-il de l'ignorer. Les relevés topographiques de niveaux l'ignorent également."

Inutile donc de suivre pas à pas, sur la carte au 1/25 000 ème, les personnages égarés dans les roches de Morteville, parmi les étangs fangeux de la Haute-Saône, dans les méandres du Col de Bussang ou de la route des Ballons. Craignons alors de nous perdre dans les taillis épais, avec Popeye, au pays des Noires racines ou, pis encore, dans les souterrains scabreux de La Nuit sur terre !

Chaque lieu peut n'être rendu vrai que par le regard d'un individu à un moment précis de son aventure, selon ses sentiments, ses préoccupations. Si l'Espagnol Antonio ne voit en Remiremont qu'"une ville plate et grise", c'est parce que, déçu par les Français, il veut rentrer dans son pays et le fait dans des conditions climatiques déplorables.

D'ailleurs, Mique, Elle qui ne sait pas dire je, semble apprécier la même agglomération : "la voici nue dans la ville des autres" qui n'est pas encore "la vraie ville (...) délicieusement grise".

Si l'adolescent Zuco est séduit à ce point par la forêt de Servance, c'est peut-être qu'il s'y sent bien grâce au bûcheron Bibi qui l'accompagne et qu'il admire.

Le romancier ne nous livre son regard que lorsqu'il a pénétré par empathie dans l'histoire profonde et secrète et dans le comportement de ses personnages.

Atmosphère ! Atmosphère !

Dans "l' étau sombre des vallées" ou sur les flancs des montagnes ,"gigantesques chiens couchés", règne une atmosphère qui doit parfois à la nostalgie d'une enfance vosgienne heureuse. C'est l'odeur "de résine chaude, d'invisibles champignons", des foins coupés, "relevés en andains", qui entre la nuit dans les chambres, ou celle du "charri" dallé ouvert à la fois sur l'étable et les pièces habitées. C'est le souvenir des jeux à l'intérieur de la caisse à bois "dans laquelle [pour Lou], il faisait bon s'asseoir, tout gosse, quand l'hiver s'essaie à retenir la nuit vingt-quatre heures sur vingt-quatre", dans laquelle encore [Laurent] "jouait au cours des longues soirées d'hiver, capitaine d'un sous-marin en perdition", près de la vieille cuisinière munie de sa "ballonge-réservoir".

Ce sont les courses éperdues dans les "corrues" , "les courtes" et les "traverses" de la forêt, en quête de la tache claire d'une colonie odorante de "jaunottes". C'est encore, avec l'excitation "d'un gosse qui fait la neige" , "les collets pour les lièvres, et puis les truites pêchées à la main qu'on allait vendre dans les restaurants...". Plus tard encore, c'est un soir de fête autour de la "chevande" ou "chavande", du Feu de Saint-Jean ou quand on tue un veau à la ferme, l'occasion de boire un coup de "distillée" ou de faire des farces pendables comme de "décharger, durant la nuit, deux toises de bois en quartier sur le parvis de l'église, pour le jour de la Toussaint" !

Seul Pierre Pelot pouvait imposer à toute la francophonie, par ses éditions parisiennes, des mots du patois local vosgien ou des régionalismes lorrains. Peut-on encore ignorer les "bouottes" ou aoûtats qui vous démangent l'été au cours des fenaisons ? les "fiounements" d'un chien-loup pleurnichard ? les "gaillots" engouffrés dans le poêle ? "les charpagnes" tressées, entassées dans le "charri, les "tacounets" pour laisser sécher les aulx, les oignons ou les échalottes ? ou encore l' "épouvantail à counailles" qui n'effraie pas plus les corneilles que les corbeaux !

Des romans des quatre saisons

"Les saisons du dehors ont quelquefois bien fragile importance" (L'Heure d'hiver). "Je suis venu au monde dans un pays de verdures souvent pluvieuses - mais j'ai aimé la pluie. Un pays d'âpretés cassantes comme la pierre sous la glace, de neiges crissantes à la semelle, quand on y marche au cœur de la nuit - mais j'ai aimé le froid. (...)" (Colère de renard).

Chaque personnage, sans doute par souci d'efficacité, de crédibilité, évolue non seulement dans un paysage aussi minutieusement qu'amoureusement décrit, mais en outre sous un climat précis, au sens strict du terme. Un observateur scrupuleux pourrait presque dater l'écriture des récits tant les notations relatives aux conditions météorologiques sont nombreuses et claires.

A chaque roman sa saison. L'été, c'est la saison des passions paroxystiques, du soleil en feu en harmonie avec les incendies.

Dans Le Pain perdu, Lou Carmaux "sentait couler goutte à goutte la sueur au long de son dos". "La chaleur de la route au goudron traversait les semelles de ses chaussures." C'est une nuit de cette saison torride qu'il voit "les lueurs rousses de l'incendie" qui ravage sa maison. Avant que La Peau de l'orage ne se déchire, Alice connaît, après avoir vu "des halliers touffus, brûlés de soleil, remplis de cris et de vols d'oiseaux..." , "une belle journée, sèche comme un coup de trique, chaude ; une journée sur mesure pour les fenaisons des prés de la Presle".

Le soleil et le feu sont plus que jamais complices lorsque brûle "la maison étranglée entre les deux garages", quand éclate L'Été en pente douce, près des "taches éparses des arbres brûlés net par le soleil assassin".

L'automne "des arbres roux et brûlés", des "couleurs fanées sur les prés",des "mêmes camaïeux de jaune-orange barbouillés sur les bosquets ainsi qu'aux avant-postes des forêts", c'est le temps d'Une jeune fille au sourire fragile, c'est celui du Blues pour Julie, quand on voit "les bosses rondes, brumeuses de la montagne pelotonnée sur elle-même". C'est le moment, pour Cardo de voir, à La Montagne, "toute la forêt immobile dans ses couleurs d'automne presque installé, ses lumières en guirlandes claquantes ou irisées".

C'est, pour Paulin et pour Renato, le temps où "les renards fument" quand on observe "la lente ascension des guirlandes de brume" "qui flottent et qui montent entre les arbres". Est-ce encore l'automne, en ce mois d'octobre agonisant, ou bien L'Heure d'hiver pour Sylvain Pluie qui ne tient guère à survivre à son chat assassiné ?

Bastien, retraité, chassé dans sa vallée d'ombre et de neige, sait, lui, qu'il connaît le dernier automne de sa vie et l'hiver de sa mort, au point qu'on le retrouve "de la glace dans ses cheveux, et sur ses yeux grands ouverts".
Si le printemps est encore timide dans La Nuit sur terre où subsistent encore "les vieilles taches de neige gelée et sale", où le regard file "entre les buissons de rameaux bruns ou violets, encore déplumés", il éclate dans Fou comme l'oiseau, sans doute pour aider l'éclosion des rêves de Chip, l'adolescent amoureux. Il neige encore mais ce ne sont que "les calendes de printemps". Ensuite, "les bourgeons éclatés s'ébrouaient sous la poudre du fragile maquillage, (...) La lumière était dorée et d'une pureté sans pareil, (...) Les buissons, arbres et halliers non encore feuillus, rutilaient sous les ocres, comme des remous cuivrés."

Si, évoquer un pays, c'est aussi rendre compte de ses odeurs, de ses couleurs et de ses lumières, de ses bruits et de ses cris, alors Pelot a pleinement accompli sa tâche.

Nul mieux que lui n'entend "le staccato des autorails et des métiers à tisser", le cri des arbres abattus par "des tronçonneuses ronflantes", l'accent chantant des enfants "qui piaillaient et s'ébrouaient devant les maisons", ou, simplement, "le petit bruit de l'eau qui coulait au bassin du charri".

Un seul vrai pays : le quart-monde

Pourtant, le cadre vosgien, si authentique qu'il soit, ne sert qu'à concourir à l'effet de réel. Il donne leur vérité à des personnages qui, seuls en fait, importent pour le lecteur comme pour l'écrivain. De plus, le seul vrai pays dont veut rendre compte Pierre Pelot, (- il l'a écrit dans "Fiction" en 1983 -), c'est le quart-monde, "c'est le pays de ceux qui ne suivent pas, qui dérapent, qui débordent des moules" , "C'est la montagne et non la ville" , avec les gens qu'il côtoie, dont les histoires, plus vraies, plus fortes que toutes les études sociologiques policées et aseptisées, s'imposent à lui.

Il devient alors une sorte de chroniqueur fantasmatique de ceux que l'on a privé de parole, d'écriture ou de mémoire(s). Sans se faire ni leur héraut, ni leur juge, il dit les difficultés de survivre de tous les "mangeurs d'argile", des "calamiteux" de toutes sortes qu'une société de plus en plus urbaine isole, marginalise, méprise ou ignore.

Les personnages créés par Pelot ne sont guère les "héros" habituels des romans classiques. Ce sont des bûcherons comme Paulin ou Bibi ou Diên, différents certes mais amoureux de leur métier. Il y a des sagards comme ceux de Bussang, des maçons - un métier que le romancier voulait exercer -, des menuisiers-charpentiers.... Ce sont souvent comme la plupart des gens de la vallée, des paysans ou des ouvriers du textile. Souvent tandis que le mari était tisserand, ourdisseur, l'épouse "tenait ", exploitait la ferme.

On rencontre encore des artisans, des employés de magasin, ou plus rarement des colporteurs, des brocanteurs ou des rebouteux. Plus généralement, il y a les "étrangers", les vieux, les alcooliques, ceux que la société nomme "débiles", les exclus de tout acabit qui retiennent son attention et sa tendresse.

Ce sont aussi les oubliés des manuels, les échappés des statistiques, la manne des faits divers.

Le point de vue, heureusement, n'est pas neutre, incolore, inodore. Quand Pelot évoque, avec sympathie, un docteur qui vit en H.L.M. et ne fait pas partie des "cercles de la bourgeoisie villageoise", dans Le Mauvais coton, il est fidèle à ses intimes convictions. Il n'aime pas ceux qui occupent "un rang", "tous ces apôtres qui nagent et pagaient dans leurs petites sphères étroites de pouvoirs et regardent de haut la piétaille".

Le romancier est particulièrement sensible à l'exploitation des jeunes filles, comme Isabelle, l'amie de Jean-Louis, "par les contremaîtresses-gardes-chiourme" qui "contrôlent la production".

Faudrait-il parler du droit d'ingérence du romancier lorsqu'il met en garde l'adolescent Tillix, désireux d'être explorateur, et qui "n'avait pas encore compris que les seules jungles qu'il pouvait être amené à découvrir étaient celle des métiers à tisser, dans le bruit infernal et la chaleur suante, que ses lianes seraient celles des courroies de transmission (...) , que ses "sauvages" à pacifier auraient toujours le visage retors de certains contremaîtres".

On l'a compris, il n'est pas question de décrire les diverses couches de la société vosgienne. Le choix du romancier s'est plutôt porté sur les paumés, les marginaux, les exclus, ceux qui ne possèdent ni pouvoir, ni rang, ni argent, ni certitude.

Les Vosges "adaptées" à l'écran

Les adaptations télévisées ou cinématographiques montrent à la fois l'exactitude du regard et la précarité de lieux, somme toute, interchangeables. Les Étoiles ensevelies restituent bien l'atmosphère hivernale des étangs brumeux de la Haute-Saône, avec ses prés gorgés d'eau : un environnement plutôt hostile, mais approprié, pour un "étranger" et un écolier fugueur qui partagent un temps et si fortement le même rêve qu'il devient réalité.
Le téléfilm Le Pantin immobile, adapté par Pelot lui-même, respecte scrupuleusement la topographie du roman, avec ses alternances de séquences tournées tantôt à Saint-Maurice, tantôt à Bussang. Il inclut même quelques moments de "cinéma-vérité", comme les feux de la Saint-Jean sur la place de l'église ou l'arrivée du train dans cette fameuse gare, ornée pour la circonstance - suprême revanche de la fiction -, d'une gigantesque banderole indiquant : "Saint-Maurice-Ballon d'Alsace".

Le téléfilm Le Pain perdu, adapté par Pierre Cardinal, pouvait-il montrer une autre demeure qu'une ferme vosgienne typique, devenue une vieille bâtisse entourée d'un amas de ronces et dont les bardeaux et les "esseaux" vont bientôt brûler ?

La plupart des scènes ont aussi été tournées à Saint-Maurice comme la terrible bagarre près du mur supérieur du cimetière ou l'arrivée du car, de retour de la colonie, sur la place de l'église.

D'autres adaptations trahissent l'aspect secondaire du paysage, quel que soit son degré de véracité. Ainsi, Fou comme l'oiseau de Fabrice Cazeneuve troque le printemps contre un automne plus coloré et déplace les lieux "frémis" de l"action vers le hameau de Saint-Bresson en Haute-Saône. Or, il le fait sans que l'essentiel ne soit infidèle. Est-ce parce que le film est porté par l'interprétation admirable de Florent Pagny ou parce qu'un minimum de trahison est nécessaire pour réussir une adaptation qu'il s'agit sans doute de la meilleure transposition télévisée à ce jour ? L'Été en pente douce aurait pu être tourné dans les Vosges. La petite maison coincée entre deux garages - déjà évoquée dans Le Pain perdu ! - était-elle trop évidente pour qu'on lui préfère celle d'un petit village du Sud de la France ?

On le voit, si la montagne est souvent présente dans ces romans d'un formidable raconteur d'histoires, elle n'est que le théâtre parfois tragique où se déroule l'histoire de personnages primordiaux, insérés dans une réalité qui peut les révéler à eux-mêmes.

L'imprégnation est encore si forte qu'elle va sourdre des multiples pages du prochain récit fort attendu : C'est ainsi que les hommes vivent, résultat d'un travail de longue haleine, à paraître chez Denoël en mai 2003. L'histoire, imprégnée par l'Histoire avec un grand H, parcourt à la fois les siècles, du XVIIe au XIXe, et la vallée de la Haute Moselle de Saint-Maurice à Remiremont. C'est à travers l'œil contemporain d'un reporter-journaliste, directement concerné par ce passé, que s'effectue l'enquête et la remontée dans ces temps souvent tragiques et mouvementés. Cette fois, ce n'est plus seulement sur les humbles que se porte le regard du romancier. Il balaie davantage l'éventail social et nous réserve sans doute pas mal de surprises.

Parler des Vosges dans l'œuvre de Pelot, c'est peut-être courir le risque de donner une image réductrice de romans forts, violents, tendres surtout. C'est néanmoins une nécessité si l'on veut comprendre l'acharnement du romancier à vivre dans une région et à en caresser, par les mots, les aspects les plus significatifs, les plus étranges aussi. Nous ne devrions plus les ignorer, surtout qu'il le fait par le truchements de fictions "d'autant plus vraies qu'[il] s'est donné la peine de les inventer".

 

 

Note :

Ce dossier qui développe et actualise le long article "Pierre Pelot : les Vosges en filigrane" paru dans le supplément des livres de La Liberté de l'Est du 11 octobre 1988, devait initialement paraître dans un numéro spécial collectif de la revue belge Phénix. Entièrement consacré aux divers aspects de l'œuvre de Pelot, le numéro de cette publication, liée à l'époque aux éditions Claude Lefrancq, était finalement prévu pour octobre 97.

Le projet ayant été constamment reporté alors que l'ensemble des textes était remis en temps voulu en 1994, Claude Ecken, romancier, scénariste et critique, coordinateur de l'ensemble depuis février 1992, a vu la date butoir dépassée. De guerre lasse, il a alors confié l'ensemble des travaux pour publication espérée au fanzine strasbourgeois : La Geste, dirigé par Michel Tondelier, lequel s'engageait à publier le numéro au cours de l'année 1998. Cinq longues années se sont écoulées sans que rien de concret n'apparaisse.

A ce jour, on peut donc raisonnablement considérer que le projet paraît bel et bien abandonné, ce qui est bien regrettable pour la connaissance de l'œuvre de Pelot.



Raymond Perrin.

 

Page créée le mardi 8 janvier 2002.