Pelot, le chasseur d'histoires

 

Du terroir aux galaxies

Article de Raymond PERRIN,
paru dans Les Cahiers vosgiens, publication de l'Union des Écrivains de l'Est (N° 108, juin 1995),
et repris par l'auteur.

 

L'urgence d'une écriture polygraphique

Des récits d'apprentissage aux romans de littérature générale les plus récents, la "galaxie Pelot" est si vaste que quelques voyages trop limités peuvent conduire à négliger des étoiles de première grandeur, voire des pans entiers de mondes à découvrir. La trajectoire du romancier est pourtant, d'une certaine manière exemplaire, puisque ce "touche-à-tout" passe du roman américain pour la jeunesse au roman du terroir, mais en même temps, il aborde conjointement le fantastique et la science-fiction. Après avoir écrit pour le genre qu'il affectionne le plus, le roman noir, il entre dans la cour des grands par le biais d'une longue et lente écriture manuelle, sans négliger pour autant la nouvelle, voire le conte ou le théâtre et, après trente ans d'écriture quasi quotidienne, il persiste avec un amour constant pour les mots et les histoires à raconter.

N'ayons garde d'oublier les pastiches et les parodies du western et de l'héroïc-fantasy, les novélisations, les chroniques, les billets d'humeur, les adaptations pour la radio. Depuis dix ans, le champ de l'écriture s'est encore étendu au scénario de film et de téléfilm, au roman de "littérature générale", au "merveilleux scientifique" ou "paléofiction", au théâtre, à la peinture, et - retour aux sources -, au scénario de bande dessinée. A l'orée de la cinquantaine, Pelot est l'auteur d'une oeuvre aussi diverse que généreuse, aux multiples facettes.

"J'existe plus dans mes romans que dans la vie", confie ce "voleur de vie" perpétuel, soudain surpris de s'apercevoir que la seule histoire impossible à dominer, à modifier, est celle de sa propre existence. Souvent, en voyageur immobile, ce polygraphe intarissable, arpente les univers réels ou fictifs, des Vosges à l'Arkansas, de Padirac à Ushuaïa, de la planète Zananar à Targa-la-Maudite, de Gayhirna à Yorgom.

En rouge comme un Indien Ute que l'on massacre, en noir pour une nuit de terreur désespérée d'où peut jaillir pourtant une étincelle, en bleu comme une planète retrouvée ou l'embellie dessinée par les souris de bazar, en vert, telle l'herbe des prés en pente douce, l'écriture de Pelot reste intacte dans sa vigueur et son sentiment de l'urgence.

De Dylan Stark à Lucy, de Bob Hart à Polynésie, des Hommes sans futur aux Raconteurs de nulle part, de Chip à Lorrain, de Duz à Ludo, de Julie à Alice, d'Aryan Dhaye à Basile, d'Elian à François Dorelli, Pelot a créé des personnages plus nombreux que les habitants de son village.

De la bande dessinée aux romans d'apprentissage

Rien ne le prédestinait à un tel parcours, ni les études arrêtées après "le certif", ni l'apprentissage éclair d'une activité manuelle, ni celui enfin choisi du dessin ou de la peinture, sauf peut-être la volonté d' échapper au sort commun. Le romancier n'a guère quitté Saint-Maurice, où il habite encore, malgré un environnement industriel proche et, depuis peu, irritant. Rappeler que ses parents travaillaient dans le textile - son père était menuisier-charpentier d'entretien, sa mère employée à la filature, avant de tenir une épicerie - aide à saisir sa peinture intimiste des "gens de peu" dont parle Pierre Sansot.

Après la fuite du Centre d'apprentissage de Mulhouse et la courte expérience malheureuse dans un atelier de mécanique générale, Pelot, grâce à des parents compréhensifs, suit par correspondance les cours de dessin et de peinture de la fameuse méthode ABC, durant quatre années. Il peint des toiles puis réalise des albums complets de bande dessinée. Hergé qui les reçoit répond par une "longue lettre très gentille" exprimant "une très heureuse surprise" à propos de textes "excellents","drôles, originaux, percutants, souvent d'une violence allègre" contenus dans les bandes. Mais il déclare que les dessins ne sont pas "publiables", en raison d'un travail "encore très maladroit". Le jeune homme "suit les conseils du maître et abandonne le dessin pendant vingt-cinq ans". En insistant sur les "qualités d' "écrivain de textes", voire de "scénariste", le maître de Bruxelles encourage donc le jeune homme, en fait déjà convaincu, à se consacrer à l'écriture. Quand il envoie son premier manuscrit dans toutes les directions, "même chez Gallimard", c'est le directeur des éditions belges Marabout qui lui donne sa chance en publiant le premier livre, un roman -western : La Piste du Dakota, au début de 1966. A partir de ce moment, la vie de Pierre Pelot se confondra avec celle de ses ouvrages qu'il publie à une cadence impressionnante, son seul regret étant sans doute que son père, décédé en 1962, n'ait pas été son premier lecteur... Avec Marabout, Pelot a la chance de trouver un éditeur unique pour trois années au cours desquelles sont publiés 21 romans et un recueil de nouvelles. Les premiers récits, romans d'apprentissage du métier d'écrivain, portent déjà la marque d'une écriture rapide qui veut faire mouche sans jamais ennuyer. Pourquoi le western ? Probablement parce que Pelot se souvient de ses "illustrés" d'enfant et surtout des films projetés dans son village : "On avait toute la semaine pour rejouer le film entre nous. (...) Le cinéma a été mon véritable apprentissage", avoue-t-il.

La Piste du Dakota se situe après la guerre de Sécession et évoque les péripéties de convoyeurs de bétail partis de l'Arkansas (la terre natale du futur Dylan Stark), vers le Nord-Dakota au milieu de dangers multiples. Aucun élément autobiographique n'est repérable dans ce premier roman. A moins qu'il ne faille faire un sort aux thèmes récurrents de l'eau dangereuse, ou de l'animalité violente et néanmoins amie.

Le deuxième livre, Black Panache, reparu sous le titre Black Panache, le hors-la-loi se passe dans le Wyoming. Le garçon Pat Statford devient l'ami du redoutable étalon sauvage, Black Panache, connu pour avoir attaqué des mâles et volé des juments. Malheureusement, après sa capture, dans le corral, l'animal est blessé par un puma provoquant sa fuite et sa folie. Résigné, redoublant de soins vains et de caresses, Pat donne à son compagnon la plus douloureuse preuve d'amitié.

Dylan Stark, le métis justicier

Après sept romans inspirés par l'Ouest américain, Pelot publie la série des Dylan Stark, histoire d'un jeune homme plongé dans la Guerre de Sécession et les troubles nés d'une paix précaire. Il évolue surtout pendant ces années de l'après-guerre, de 1865 à 1867. Il en subit d'autant plus les séquelles qu'il est un métis né de mère française et de père cherokee, et ce statut inconfortable permet un regard tantôt exacerbé, tantôt critique et distancié sur les ethnies en présence : noire, blanche ou indienne. Pour donner peut-être plus de piquant à la situation, le "bois-brûlé" natif de l'Arkansas, échoue souvent dans les régions du Sud, en plein "nid de guêpes", Floride ou Alabama.

Les "sang-mêlés" n'y sont guère plus prisés que les Noirs déjà présents dans Les Croix en feu, dressées par les premiers membres du Ku-Klux-Klan. La série donne lieu à des descriptions très personnelles d'une Amérique dont les éléments naturels restent essentiels. Fleuves ou lacs traversés par les bovins ou les hommes, ville typique de l'Ouest comme Vulcan ou Siloam, sierras ou déserts, camps de prisonniers ou ranchs, voire prairies ou champs minutieusement décrits au fil des saisons. Cette géographie westernienne fantasmatique (qu'aucun voyage réel en Amérique n'aurait enrichi puisqu'il s'agit de celle de 1865 !), donne une assise crédible aux évolutions d'un personnage fraternel et hors du commun.

Dylan Stark, éloigné du héros classique du western avec "ce physique un peu trop appuyé de métis, ces yeux d'Indien", est marqué par sa dégradation militaire et les misères de la guerre. "Ses cheveux longs et noirs étaient emmêlés... Un reste d'uniforme : pantalon d'un jaune douteux, veste grise à même la peau, bottes éculées vêtaient son grand corps dégingandé, tout en os et muscles longs." Le plus souvent couvert "d'une veste de peau indienne", non lacée, "taillée grossièrement ... brodée et frangée aux manches", il porte aux pieds "des bottes fatiguées", "brunes, d'assez vilaine allure". Le tableau serait incomplet sans "la ceinture d'armes" et "le holster" où repose "un Remington d'impressionnantes dimensions". "En outre un fouet de cuir tressé était enroulé autour de ses reins", une arme de "vingt pieds de bon cuir tressé".

Non, ce n'est pas un personnage de western italien ou crépusculaire malgré "la poussière, la sueur, la poudre" ou l'odeur du bétail, car cet être est habité par un regard qui révèle ses qualités de cœur. Son visage faussement dur fond devant un enfant persécuté, une femme en pleurs, un être humilié, un vieil homme mourant. Alors Dylan serre les poings, étouffe ses larmes ou se bat, laissant éclater sa colère dévastatrice, mêlée de violence et de tendresse bourrue. C'est d'ailleurs en cela que le personnage est déjà pelotien ! Ses actions, plus souvent déclenchées par le cœur que par la raison sont souvent entreprises comme malgré lui, après un temps de refus et d'atermoiement.

Même s'il est capable de coups de cœur, il ne se laisse pas aller à de simples impulsions. Antihéros, c'est aussi un homme faillible, capable d'erreurs et de faiblesses. Or, ce qui séduit chez ce chasseur sans prime, ce justicier sans peine infligée, ce chercheur de magot sans trésor, c'est sa faculté de s'enflammer pour une cause, ses révoltes, ses élans les plus fous.

D'autres romans "américains"

Après quatorze volumes et un recueil de nouvelles publiées en trois ans, jusqu'en 1969, Pelot se retrouve sans éditeur, car Marabout arrête certaines séries des Pocket, dont celle de Dylan Stark. En 1967, il s'est marié avec une amie d'enfance, Irma, et deux ans plus tard est né Pierre-Dylan. De plus, le couple a construit une grande maison de bois et de pierre sur le terrain de jeux de leur enfance, dans la carrière des Ajols, à l'écart du centre du village. Et ils se retrouvent soudainement sans ressources car le romancier entend ne vivre que de ses livres. Commence alors une période de "vaches maigres". Comme il n'a pas épuisé toutes les histoires nées de sa connaissance profonde et passionnée du Nouveau Monde, Pelot élargit le cadre nord-américain dans l'espace et dans le temps, même s'il faut déborder du cadre historique traditionnel du western, comme c'est le cas avec L'Unique rebelle dont l'action se situe vers 1947, ou avec un récit nord-américain.

Dans le Canada des bûcherons qui entretiennent La Drave, chère à Félix Leclerc, et risquent leur vie pour vendre à temps quelques billes de bois survient Roy. Évadé de prison, il se cache dans le camp des draveurs dirigés par Malouin. Accepté, il doit se joindre à une expédition dangereuse. Pour livrer selon les délais fixés les énormes troncs abattus, les bûcherons les font descendre dans le lit tumultueux de la Haute-Garce, une rivière dangereuse. Il faut dynamiter l'eau gelée, affronter les blocs de glace, les rapides et les chutes vertigineuses. Après le passage du fleuve déchaîné, le bandit Bentday attend Roy pour un dernier combat...

Paraissent encore d'autres récits "américains", soit dans l'hebdomadaire Tintin (comme Dylan Stark, illustré par Hermann), soit dans des collections juvéniles (comme les westerns parodiques inspirés par le personnage de BD Bob Hart : Le Train ne sifflera pas trois fois et La Poussière de la piste) Or, ces romans risquent d'enfermer l'auteur dans l'image d'un "romancier pour jeunes", étiquette qu'il a toujours refusée et combattue.

Romans du terroir publiés dans des collections juvéniles

L'année 1972 marque un tournant décisif. C'est celle qui voit paraître Les Étoiles ensevelies, premier roman qui prend les Vosges pour cadre. L'Espagnol Antonio Jover, sur la route de Metz à Luxeuil, fait par hasard la connaissance de Ludo, âgé de huit à neuf ans, orphelin de père et à la recherche d'un animal pour aider sa mère à monter l'eau du puits. Malgré les risques encourus, l'homme et l'enfant partagent un moment les mêmes rêves.

Tout s'oppose à cette amitié hors du commun : la situation irrégulière de l'adulte, sa mauvaise connaissance de la langue et du pays, l'hostilité des paysages et les conditions climatiques déplorables, la perception du monde par un enfant candide. Et pourtant, une chaude compréhension s'instaure et se maintient, sans artifice, le romancier ne craignant pas de dire les tentatives d'abandon de l'adulte, ou l'impossibilité de transmuer cette amitié en amour pour la mère de Ludo. Né près des étangs de la Haute-Saône, le récit se termine dans les bourrasques de neige d'un hiver naissant qui emmène dans ses tourbillons, à la fois les preuves fragiles d'une amitié forte, la perception réaliste d'un monde âpre.

Après une vie de labeur dans une usine textile, Sébastien Liard, l'ouvrier qui garde Le Cœur sous la cendre, croit pouvoir jouir d'une retraite paisible, dans sa cité, au cœur du village. Alors qu'il commençait à goûter de nouveaux loisirs, on l'exile dans une vallée ombragée et lointaine, en compagnie de personnes âgées, comme lui gêneurs inutiles. Humilié et amer, Sébastien connaît la solitude. Il meurt dans le froid de l'hiver, déraciné, victime de l'ingratitude humaines, sans que le cœur perce la cendre des années.

Le Pain perdu peut-il être retrouvé quand on revient sur les traces de sa jeunesse ? Lou Carmaux le croit, après avoir purgé dix ans de prison pour avoir tué l'homme qui menaçait sa fiancée. Mais au village natal, rien n'est oublié : la dette reste à payer. La fiancée Huguette s'est mariée, trouvant ainsi un père au fils de Lou. Le jeune homme retrouve Patte-Folle, l'ami chaleureux avec lequel il goûterait le pain perdu si sa ferme n'était pas en train de brûler... Il ne lui reste plus qu'à observer, de loin, un enfant inconnu, élevé par un autre qu'il a appris à estimer, avant de repartir très loin.

Plongeant dans le passé de sa vallée, le romancier évoque la vie de son village, vers 1920, dans Je suis la mauvaise herbe. Un garçon de sept ans, Simon, s'est lié d'amitié avec Brice le colporteur, un marginal refusant de faire la guerre mais surtout, pour l'enfant, un merveilleux raconteur d'histoires. Or, le garçon découvre au grenier le livre dans lequel son ami puise ses récits de chasse à l'ours, de rencontres avec les Indiens. Son père va l'aider à comprendre ce "beau mensonge", à grandir, à refuser l'intolérance et les préjugés qui menacent encore son vieux compagnon.

Le mensonge est plus cruel et plus risqué dans Le Pantin immobile. Deux routards, Lorrain et Sergio doivent se rendre en Italie. C'est du moins ce que le plus jeune a fait croire à son compagnon illettré. En fait, il rentre dans son village de Saint-Maurice au pays, abandonnant Sergio à la gare de Bussang. Poursuivant ses mensonges, Lorrain raconte son "tour du monde" imaginaire et la presse vante le retour de l'enfant prodigue. Quand Sergio connaîtra la vérité, le drame né d'une amitié déçue éclatera près du feu de la Saint-Jean en train de consumer...

Plutôt que sur des paysages familiers, assurant une assise vraisemblable à l'histoire, l'intérêt du romancier se porte sur le sort du Quart Monde de la France profonde (même s'il utilise cette expression avec quelque ironie ! ). Car ce sont presque toujours des gens mal dans leur peau, qui ont des problèmes, des étrangers (au sens biblique du terme) qui hantent ses récits.

C'est le routard Gaël, accepté par le bûcheron célibataire Paulin, juste le temps que tombent Les Neiges du coucou. C'est le jeune homme blessé, l'intrus pourtant menacé, tel Le Renard dans la maison, recueilli par Marcel Lourrois, malheureusement trahi par sa fille.

C'est encore le déserteur Adrien, marginalisé et décidé à poursuivre jusqu'au bout son errance, jusqu'au moment où éclate Le Ciel fracassé, tué par une société autodestructrice. Pierre est sans doute aussi un jeune homme éprouvant la difficulté de vivre puisqu'il file Le Mauvais coton et, pour vaincre l'ennui, boit plus que de raison. Les Canards boiteux, Théo et Laurent se retrouvent quand l'un recherche ses racines sur les crêtes vosgiennes tandis que le plus vieux ressassant exagérément le passé.

Fou comme l'oiseau conte l'histoire de Chip, un adolescent atteint d'une maladie nerveuse. Peut-on pour autant lui dénier le droit de rêver ? En fait, il souhaite un jour voler comme un oiseau et faire l'amour avec une fille. L'adaptation télévisée de Fabrice Cazeneuve, grâce au talent de Florent Pagny, est d'autant plus réussie qu'elle est davantage fidèle à l'esprit du roman qu'à ses lieux ou à ses personnages.

Non, pas un écrivain "pour" la jeunesse !

En 1972, Pelot a changé insensiblement de créneau et publie pour la première fois dans une collection pour adultes. Il va renverser la proportion des romans paraissant tantôt dans les collections adultes, tantôt, et de moins en moins, dans les collections pour jeunes. Mais le titre de "Goncourt des jeunes" va lui coller d'autant plus longtemps à la peau qu'il obtient, dans ce genre, nombre de prix et de distinctions ; et ce sont aussi les romans juvéniles qui connaissent le plus de rééditions ! Plus de cinquante récits paraîtront dans ces collections, parfois réédités en Livre de poche Jeunesse, en Castor Poche, en Cascade ou en Folio Junior où revient Sierra brûlante retenu par La Bibliothèque idéale de Bernard Pivot. Il est vrai que Pelot a contribué à l'époque, avec quelques autres, comme Christian Grenier, à dépoussiérer, à révolutionner la littérature publiée dans ces collections juvéniles en faisant sauter les barrières traditionnelles des générations, des langues, des ethnies, des civilisations, pour instaurer, dans ses récits, le dialogue ou l'affrontement verbal d'un enfant ou d'un adulte, d'un jeune homme et d'un vieillard sans que jamais le premier cesse d'être une personne à part entière.

Même si Pelot, rappelle toujours qu'il n'a jamais eu la démarche d'écrire "pour la jeunesse", ce sont "les éditeurs qui ont orienté la publication de ses romans dans ces collections", il est bon de voir pour la première fois, les adolescents confrontés, sans concession, sans fadeur et surtout sans mièvrerie avec les vrais problèmes de leur temps, de notre temps : les travailleurs immigrés, le racisme, la vieillesse et la mort, la solitude, la difficulté d'être et de trouver ses marques.

Des horizons familiers fantastiques

En gardant le plus souvent le cadre vosgien, et surtout de 1972 à 1976, les histoires de Pelot ont plongé leurs racines dans le fantastique. Presque tous ces nouveaux récits sont publiés au Fleuve Noir, sous le pseudonyme de Suragne. Pelot s'amuse à faire peur et il utilise le procédé efficace, et redoutable pour le lecteur contraint d'être le complice de l'histoire, du monde qui bascule soudain dans la violence et l'horreur. Il utilise encore les thèmes classiques traditionnels : intrusion de forces démoniaques, survivance, télescopages temporels, explosion de forces occultes, vampires, goules et maison assassine.

Les personnages principaux sont des "étrangers", des individus "paumés", livrés au Diable ou à eux-mêmes, par accident, par abandon ou par hasard, victimes d'un milieu qui rejette ou oublie, ou d'une fatalité implacable. Parfois se rencontrent les errants de deux époques fort éloignées et dont la projection dans le présent provoque le drame. Par exemple, Alice, jeune auto-stoppeuse belge, échouée dans les Hautes Vosges, un jour d'été, alors qu'éclate La Peau de l'orage, pourrait vivre avec Luc des amours merveilleuses s'ils n'étaient victimes de la malédiction qui a frappé l'abbé Maljean damné au 18ème siècle. Criminel et maudit, il surgit du passé, sur les ruines du Braqueux, pour retrouver la paix des morts en s'accouplant à une vivante volée à son partenaire.

Des enfants peuvent aussi être le jouet de forces maléfiques. Abandonné par sa mère, dans une colonie de vacances vosgienne, Luc, ou plutôt Duz, se sent mal aimé. Cet enfant de huit ans, désespéré, sombre dans "le vice le plus noir". Entraîné dans le monde "des lémures, des larves, des goules et des vampires", il devient peu à peu le messager de forces diaboliques et vengeresses. Loin des gens sourds à ses appels de détresse, il sombre dans le mal.

Tout aussi pitoyable apparaît Rufus, le fils de Marine, l'étrange femme née des Brouillards de la Haute-Saône. Enceinte d'un curé, elle part, échoue au bord d'un étang où elle est recueillie par un certain Camille Calien, malgré l'hostilité de sa mère. Elle accouche d'un garçon, Rufus, et passe pour une possédée impie. Prise de force par Calien qui la menace encore dix ans plus tard, elle est défendue par Rufus qui, devenu adulte, connaît un dédoublement de la personnalité. Plongé dans le passé de son père, il se prend pour son géniteur dans la maison paternelle.

C'est aussi en Haute Saône, dans un petit village, qu'est né Baesot, Le Septième vivant, simple d'esprit sujet à d'étranges visions. Attiré loin de chez lui par un étrange voyageur, il est manipulé, utilisé pour un mauvais sort caché dans les galeries d'un domaine. Sur le tombeau du mystérieux "homme à la cape", il libère des forces occultes incontrôlables...

Faut-il s'apitoyer sur le sort des occupants de cette ferme vosgienne maudite apparue dans Suicide ? Paul s'y installe, malgré les réticences de sa femme Delphine. Cette "baraque" exerce des actions maléfiques rapides sur ses hôtes. Bientôt, la maison se ferme, les larmes suintent des murs, portes et fenêtres restent closes juste avant que se dissolvent les pierres.

Alors se referme finalement l'univers clos, familier aux lecteurs de SF. Les romans parus dans la collection Angoisse sont considérés par Pelot comme des "travaux" qui lui permettront d'aborder un fantastique plus contemporain à travers deux récits classés "SF" et qui ont en commun des allusions autobiographiques, noyées dans une construction éclatée mêlant faits réalistes et éléments fantastiques. C'est là que font irruption des thèmes traités d'une façon moderne, nés du quotidien le plus banal. Par exemple, dans Blues pour Julie, où un écrivain reçoit la visite d'une sorte de double, Joël Dague, qui le pousse à écrire l'histoire de Julie Ablet, jeune amie d'enfance... Le Sommeil du chien évoque aussi un raconteur d'histoires. Ron Dublin vit protégé du "Dehors". Traqué, il attend en vain des nouvelles de ses livres, messages sans réponses. Le roman paru dans la collection Présence du fantastique en 1988, Une jeune fille au sourire fragile, emmène la Parisienne Catherine Tolviac, du quai d'une gare des Hautes Vosges, vers la maison qu'elle lui loue. La locataire devrait pouvoir y trouver la quiétude nécessaire à la mise au point d'un scénario de film. Or, lorsqu'elle rentre dans la capitale, Catherine ne rencontre que l'effroi sur les visages de ses proches. Elle est morte et aucune preuve ne manque pour confirmer ce fait.

Les paraboles caricaturales de la science-fiction

En 1972 paraissent, en même temps, dans les collections pour jeunes et dans les collections pour adultes, et pour la première fois, des récits de science-fiction. Cinq ans plus tard, les collections J'ai lu, Présence du Futur, et Presses Pocket lui ouvrent leurs catalogues pour une vingtaine de volumes. En publiant des textes inédits dans des collections bon marché, le romancier affirme sa volonté de toucher un public populaire (même s'il ne vise jamais aucun lectorat particulier).

Il choisit ce mode de récit, "inclassable, libertaire par essence, indéfinissable", "en raison même des libertés de création qu'il offre".

Pelot écrit après les événements de mai 68 dont les répercussions et les ondes de choc se feront encore sentir dix ans plus tard. Il en résulte une "science-fiction" dont les dominantes sont souvent politiques, parfois "spéculatives", toujours sociales mais aussi écologiques. Il appartient à la science-fiction moderne, débarrassée de sa quincaillerie de petits hommes verts, de vaisseaux clinquants et de robots plus ou moins poussiéreux !

L'auteur ne croit guère que cette littérature puisse "enclencher une mutation dans notre société" et reste d'abord un "raconteur " conscient de la primauté de l'histoire, même s'il élabore ses récits "autour d'une ossature politique très marquée qui concerne la lutte contre les déviants, dissidents et marginaux".

On peut tenter de restituer une sorte de "chronologie" du destin de l'homme en suivant le narrateur. Il existait sur Terre des sociétés indiennes respectueuses de la liberté de chacun... avant l'ethnocide, ce sont celles qui apparaissent dans La Septième saison ou Le Ciel bleu d'Irockee. Mais le pouvoir colonisateur et guerrier n'a cessé de fomenté des expéditions destructrices et meurtrières, celles qui assaillent encore la Lune devenue La Nef des dieux. Les projets militaires ont parfois conditionné l'homme, l'utilisant comme cobaye dans des expérimentations dégradantes, déclenchées Vendredi, par exemple, capables d'attenter au psychisme de façon irréversible. Au-delà des cauchemars qu'ils ont fabriqué, par exemple dans le projet Virgules téléguidées, les gouvernants aveuglés par leur puissance ont préparé le cataclysme final.

Sur la Terre détruite ou malade, fouillée par les acolytes de Kid Jésus, ou livrée à la rouille ou à la maladie, quand arrive le temps des Hommes sans futur, on condamne les hommes à vivre sous terre, ou on les empêche de chercher les indices de l'apocalypse sur La Cité au bout de l'espace, ou d'un passé caché. C'est le temps où les personnages affrontent fréquemment des univers antithétiques et se meuvent d'un univers concentrationnaire, clos, hautement technologique, celui de Zod, dans L'Enfant qui marchait sur le ciel, vers un univers plus fruste mais plus humain et plus tendre, celui que recèle Les Légendes de Terre, où les plus chanceux peuvent conserver la vie, tel Denn dans Mecanic jungle, mais pas toujours leur personnalité désaliénée. Toutefois, Le Pays des rivières sans nom amorce encore un dialogue chaleureux entre la petite Deva et le farouche chasseur solitaire Manoudh.

Même après l'holocauste, l'homme peut encore être manipulé, dupé, surveillé par les animaux espions de Parabellum Tango, fiché, réduit à l'état de marionnette ou étiqueté dans des castes rigides et savamment hiérarchisées, celles qui régissent le monde, derrière Les Barreaux de l'Eden. Pour endormir sa conscience politique, le pouvoir en place, malade de sa puissance, peut conjuguer l'impact des sectes et de la religion. (Mais si les papillons trichent, comment nourrir son inquiétude métaphysique ?).

Les gouvernant refoulent les contestataires sur Les Iles du vacarme, le nouvel opium des médias offrant, à l'échelle de la planète, le pain et le cirque aux élus dociles, - c'est La Guerre olympique -. La séduction des drogues est susceptible de plonger les êtres dans Une si profonde nuit ou, inversement, il y a la menace des implants cervicaux, voire de la télévision "directe", c'est Les Pieds dans la tête.

Dans "l'État-spectacle" de Delirium Circus, au cœur de l'univers fermé d'une complexe roue à aubes, tout est factice. Ce monde stellaire voué à la création et à la consommation du spectacle se suffit à lui-même. La mort déguisée cache la surpopulation dans Fœtus Party, ou un faux éden. La peur pousse parfois l'individu à se réfugier dans le piège de la violence aveugle ou de la folie pour fuir une réalité insupportable : Le Sourire des crabes a menacé les amants bravant l'interdit. A la recherche d'une identité improbable, comme Zien Doors perdant les pédales dans Mourir au hasard, le survivant se déglingue, se dédouble psychologiquement, ou par l'intermédiaire des clones subissant La Foudre au ralenti, ou hantant le téléfilm Le Matin des Jokers.

Ou il s'enfuit, comme Ars échappé de sa grotte froide ignorant la menace : Et puis les loups viendront ! Ne sachant plus, dans ses multiples Dérapages, s'il est victime ou bourreau, chasseur ou chassé, l'individu est contraint pour subsister, de chercher une issue improbable, désespérante et désespérée sans espoir de salut. C'est ce que sait Javeline, hurlant sa découverte dans Canyon Street. La seule fuite est peut-être en soi-même, et c'est de "l'intérieur" que Ron Dublin intercepte et interprète Le Sommeil du chien.

Reste la réflexion critique, "marginale" dans un monde uniformisé, par une prise de conscience risquée dans un univers surveillé où l'on est vite hors-jeu, comme les victimes de La Nuit du sagittaire. Reste le pays rêvé, le retour à la civilisation "libertiste" d'antan où Nos armes sont de miel. A l'anti-utopie infernale, Pelot oppose le rêve d'une société possible, celle de "Gayhirna" dans Transit, sans l'aliénation du pouvoir mais à l'échelle du petit groupe. Le roman juvénile L'Expédition perdue poursuit encore ce rêve.

Folie, conditionnement ou mort psychique, lobotomie ou élimination physique, piège de la drogue ou de la violence, oubli : voilà le terme de "l'odyssée pelotienne" ; au bout du maelström de violence pour atteindre une vérité risquée, après les "plongées" et les "résurgences" dans les dédales d'une mémoire malmenée. L'unité de ces paraboles est-elle dans la dénonciation d'une société piégée, mensongère ? L'homme y est nié dans son individualité. Dans les rets de ses créations, l'auteur tire son épingle du jeu par un labeur incessant.

Récit à part, Le Rêve de Lucy renoue avec le thème SF du voyage dans le passé. En 1991, Yves Coppens, Tanino Liberatore et le romancier unissent leur talent pour rendre vie à Lucy, australopithèque sortant de sa gangue animale. Une prose poétique, envoûtante, évoque ce préhumain d'une harde nourrie de baies et de racines. Lucy rencontre un autre groupe "d'une même habitude" mais carnivore et se servant d'outils. Bien qu'un félin rôde, curieuse et troublée, elle suit ces hommes qui chassent les "dévoreurs aux dents qui frappent".

L'un de ces homo habilis l'a remarquée mais le drame couve... Le roman ressuscite "le merveilleux scientifique" cher à J.-H. Rosny. A l'autre bout du temps, c'est encore à l'homme que le romancier accorde la primauté et un regard d'une vigoureuse tendresse.

La saga des survivants et des "calamiteux"

Quel regard le romancier porte-t-il en permanence sur les êtres ? Au-delà de récits menés tambour battant, de la mise en évidence d'une violence latente et qui explose subitement, il y a toujours la tendresse pour les "paumés", les marginaux, ceux qui ne possèdent ni pouvoir, ni argent, ni mode d'expression, ni certitude. La primauté est accordée à la lutte pour la survie, face à une société uniforme et occulte, qui rejette, par crainte et par égoïsme, les hors-norme.

Dès ses romans "américains", Pelot manifeste sa prédilection pour les personnages insolites, hors du moule commun, mais bien ancrés dans une réalité historique rugueuse.

Ce sont les Indiens bafoués, spoliés, par les politiciens de Washington, les "Petits Blancs" emportés dans un combat qui n'est pas le leur, les Noirs, victimes du Klan naissant et de notables parfois racistes. Les êtres que le romancier met en scène, il les connaît bien. Ce sont ceux qu'il côtoie quotidiennement.

Ils apparaissent plus nettement dans les romans du terroir : les bûcherons, les sagards des scieries, les débardeurs, les ouvriers, les maçons, les tisserands, bobineurs, rentreurs ou encolleurs, employés des tanneries puantes, menuisiers d'entretien et employées des usines de tricot sous payées, petits paysans aux fermes sans âge, et modestes artisans ... Tous ceux qui tirent peu ou prou le diable par la queue, mais le plus dignement possible.

Ce serait toutefois faire fausse route que de voir en Pelot un quelconque défenseur de la lutte des classes, même si son cœur est profondément ancré à gauche. Son cri, il le pousse en marge de toutes les récupérations militantes ; son combat, anti-idéologique et démystificateur, il le mène justement en dehors des idéologies affirmées (dont les derniers désastres montrent d'ailleurs qu'il avait raison d'être vigilant).

Mais L'Unique rebelle n'est pas pour autant un homme seul. La rencontre est encore possible, au-delà de barrières ethniques, sociales, politiques, au-delà des clivages des générations, pour une action commune, même limitée dans le temps, pourvu qu'elle soit mue par le cœur. Dans les romans de SF, le cercle s'agrandit.

Dans Parabellum tango, le romancier confirme en l'amplifiant son intérêt pour tous les exclus: "tricheurs, tueurs, bricoleurs, menteurs, aliénés du bitume, crottés, fangeux, asséchés, bouffeurs de glaise et suceurs de larcins, sursitaires professionnels de la mort, équilibristes du bien et du mal, jongleurs de la débrouille,... fildeféristes de la vie forcenée..." . A la fois victimes et bourreaux, jouets d'un système qui ne leur laisse que leur cri pour haïr tous les pouvoirs, toutes les oppressions, ils crient leur dégoût face aux "Supérieurs" de tout bord, à tous ces malades que la peur gouverne et qui gouvernent avec la peur. Dans Les Mangeurs d'argile enfin, c'est la saga des "derniers d'une espèce qui s'efface", des "calamiteux". Pelot annonce, à sa manière, une certaine mort de l'homme !

Dans Chromagnon Z, le romancier porte encore toute son attention à ceux "de la classe sociale basse, survivants des plus bas niveaux..., laissés-pour-compte, traîne-zones de tout acabit, salariens en chômage existentiel et professionnel, apprentis rien ..." Pelot, même si son métier de raconteur le rattache (faussement) au "tertiaire" - car vivre de ses livres oblige souvent à gérer la pénurie -, ne renie pas ses origines. Il n'a jamais perdu le contact avec les hommes de la terre et des forêts. Sorte de chroniqueur de ces "mangeurs de terre" dont parle Kid Jésus, Pelot envoie tout naturellement les Indiens Shisals colonisés habiter "Glaise-Ville" !

Des romans noirs frôlant parfois le fantastique

Robert Deleuse, dans Les Maîtres du roman policier, apprécie que Pelot "dégage un univers strictement personnel, modelé dans un imaginaire de poids comme on en rencontre peu dans la fiction hexagonale".

Parmi la douzaine de récits du genre, voici trois romans "vosgiens" et très réussis.

L'Été en pente douce est surtout connu par l'excellent film de Krawczyk, mais le cinéma a quelque peu édulcoré le dénouement sans pitié du livre. A la mort de sa mère, Fane rentre dans son village de Vizentine avec son amie Lilas, "achetée" un mois auparavant à une brute. Stupeur ! Le corbillard est déjà devant la maison familiale coincée entre deux garages. Il faut consoler Mo, le frère qui a "la cervelle d'un gosse", traumatisé maintenant par le spectacle de sa mère victime d'un camion. Après l'enterrement, le trio se retrouve dans la maison où tout se passerait pour le mieux si les rondeurs de la plantureuse Lilas n'excitaient un peu trop les gars du village. Surtout le garagiste voisin qui envisage d'acheter la petite maison pour agrandir le garage. L'été de plus en plus chaud, la jalousie, la haine, l'embrasement des sens devant cette tendre Marylin de banlieue vont se conjuguer pour aboutir à l'explosion finale et meurtrière.

Le fantastique peut se nicher où on ne l'attend pas. Par exemple, au cœur des romans noirs. Dans La Nuit sur Terre, lorsque Josiane Halmer, épouse infortunée, se rend dans sa maison de campagne, au fond d'un écart vosgien, elle ignore que le voisin, Clément Clamessey, éleveur de lapins et vengeur biblique, va lui faire connaître, ainsi qu'à son mari, des enfers insoupçonnés. Subitement, c'est dans l'horreur la plus fantastique et la plus nue qu'il les plonge. Dans les entrailles de la scierie s'entassent des créatures épouvantables et difformes, des monstres horribles. De ce séjour au pays de l'insoutenable, personne ne sort indemne. Comme chez Stephen King, le fantastique naît ici de la réalité la plus triviale.

Qui s'est aventuré, dans La Forêt muette, au fond de cette coupe du "Cul de la mort" ? N'y avait-il que le bûcheron Charlie ? Ou bien Charlie et Diên étaient-ils ensemble, près de la fourgonnette, quand est arrivée cette fille blonde qui ressemble trop à la "dame de la mort", tournant l'esprit des bûcherons esseulés, assourdis par le bruit de leurs tronçonneuses. Toujours est-il que l'on a retrouvé le seul Charlie, bien mal en point, et le docteur a remarqué, dans son poing fermé, "une petite boucle de chaussure de femme" ! Au lecteur de démêler l'écheveau savamment agencé d'un récit "à la limite du fantastique" !

Plaisir de l'écriture lente et manuelle

"Plus un romancier enracine ses récits dans l'intimité d'un terroir, plus il a la chance d'appréhender et d'exprimer l'âme universelle". Alexandre Kramon (citation apocryphe).

En 1987, Pelot abandonne sa Canon électrique et retrouve le plaisir de l'écriture manuelle. Monique Gehler écrit dans L'Événement du Jeudi : "Du cliquetis de la machine à écrire, il est passé au frottement de la main sur le papier.(...) Rien n'a bougé autour de lui, ce sont les mots qui se sont mis à venir plus lentement". En juin 87, Pelot confie au journal L'Alsace : "Mon envie, c'est d'écrire différemment, de prendre mon temps, d'avoir un après-midi pour écrire une seule phrase, de retrouver le plaisir des mots". Ainsi naît Elle qui ne sait pas dire Je à la trame épurée, sans péripéties ostentatoires, au point qu'elle peut paraître simple.

Réduire le roman à la quête d'un petit homme aux abois prêt à tout pour sauver sa femme moribonde serait une trahison. Faut-il seulement s'attacher à cette femme-enfant lovée dans sa cachette fœtale de ronces et d'églantiers avant qu' "un petit homme maigrichon (...) sur ses jambes de poulet" ne l'enlève pour accomplir un pèlerinage hors du commun.

C'est Elle qui ne sait pas dire Je, cachant un secret bien différent de celui que l'on suppose et que l'on voit naître et recouvrer son identité. Pelot voulait "esquisser le portrait d'une femme qui ne sait pas trop qui elle est, où elle va, comment elle pourra réagir à certaines situations. On lui impose des responsabilités qu'elle n'est pas fatalement prête à assumer".

En fait, il n'y a presque pas de personnages secondaires car chacun nous intéresse à son existence autonome. Dans ce récit à plusieurs voix - singulier roman pluriel - , chacune assure une sorte de relais discret promouvant l'action, restituant l'unité chronologique donnée en filigrane. Le talent du romancier réalise l'harmonie des voix, la fusion des niveaux de langue, y compris les plus populaires ! Il faut "entendre" l'étonnant soliloque de la vieille qui ne peut plus parler qu'à elle-même.

A mi-chemin d'un personnage de Becket ou d'une composition de Zouc, elle radote et creuse son malheur continué "si tant loin en dessous de lui-même". Elle sait la première que "le malheureux épouvantail à counailles" va faire fondre un peu plus de malheur sur la maison. D'autres voix séduisent : celle en aparté de Mique énonçant ses réflexions, épanchant ses fantasmes nés d'une vie entre parenthèses. Celle de Cardo qui ressasse, lui aussi, mais à voix haute. Ce roman reflète une mi-vie d'observation aiguë, plus de vingt années d'écriture quasi journalière, c'est la continuation réussie de cent vingt récits dont il est l'aboutissement provisoire.

Un an plus tard, Pelot récidive avec Si loin de Caïn, publié en 1988 mais édité après six mois d'écriture et dix-huit mois d'attente. Pelot a entièrement écrit à la main un gros volume d'un million de signes réduit des deux tiers... sous la férule de Françoise Verny. Ce récit plein de bruit et de fureur s'apparente au roman noir par son atmosphère trouble et insoutenable et ses personnages "picaresques" et marginaux. Né à Vesoul, le récit opère un flash-back sur les lieux de la tornade vosgienne, dans la plaine des Vosges en 1984. Il plonge à nouveau en 1986, vers les petits bals alsaciens du samedi soir, revient au village commun aux bûcherons et au romancier. Il s'installe enfin durablement sur le plateau de la Hache, près de Servance. Dans les vestiges d'une ferme maudite vit la pire famille de teigneux.

Tout près, Bibi Fuillard, un bûcheron confirmé et estimé de tous, et son jeune apprenti Zuco, frais émoulu du collège, commencent leur travail. Bientôt s'enclenche le drame. Un fait anodin en soi : un vol de tronçonneuses, provoque l'irruption accidentelle et imprudente des bûcherons dans la "tanière" des paysans repliés dans un monde hors du monde.

Le maître des lieux, Parfait, sorte d'archange du mal, régente un univers de marginaux déçus, de survivants égarés dans une folle solitude. Bibi est blessé tandis que son apprenti réussit à fuir. Alors que s'agite, autour de la victime, cet univers de paumés, rejetés par une société qu'eux-mêmes rejettent, s'élabore une étonnante galerie de portraits. Celui des enfants Parfait : Thomas, un adolescent trouble ; Gamine, une dévergondée. Et puis les vieux, Florine et Anthelme, industriels déchus, chassés de leur usine.

Marqués par la malédiction de Caïn, exilés, ils ne distillent que la haine. Seule attachante apparaît Léna. Exploitée par tous, elle voudrait briser le cercle du mensonge et fuir avec Cyrille, sa fille, enfermée dans son silence. Bibi, par son intrusion fortuite, provoque l'éclatement de ce microcosme, déjà prêt à imploser. Tel un vengeur de BD, il veut effacer impitoyablement ceux qui l'ont fait souffrir, les responsables de l'échec de sa mission vis-à-vis de Zuco, mais aussi les lieux maudits, témoins de sa déchéance.

Josyane Savigneau, dans Le Monde, écrit : "Raconter ce qui arrive à Bibi, tenter de décrire la montée de l'horreur, les glissements progressifs de l'angoisse, vous priverait d'un grand plaisir de lecture". Jean-Paul Morel, dans VSD, en juin 1988, constate : "A travers ce superbe roman d'amour d'un métier, mais qui va tourner au cauchemar, Pelot ne cherche pas à dénoncer banalement " l'aliénation " mais, plus finement, à faire ressortir, à travers le heurt des mentalités, et les incompréhensions qui s'ensuivent, l'émergence d'attitudes beaucoup plus profondément enracinées dans l'Histoire, sinon dans l'âme humaine".

Début 1994 paraît un troisième récit de la même veine, une savoureuse "histoire d' autochtones et de touristes", déjà écrite en 1988. Après diverses cures d'amaigrissement, dans les tiroirs d'une bonne dizaine d' éditeurs, ce roman de presque 400 pages, est intitulé Ce soir, les souris sont bleues, - un des récits les plus achevés, tant du point de vue de la construction que de l'écriture. Dans la plus longue branche du village en étoile de Vizentine, pseudonyme transparent, cohabite un trio dont les farces estivales renforcent l'estime mutuelle et l'entente. Pourtant, ils illustrent presque trois générations successives. D'abord, il y a l'aîné, Elian Toussaint, un quinquagénaire dont la faconde truculente n'a d'égale que la générosité naturelle pour peu que l'on ne touche ni à "son" ruisseau, ni à son gourbi-capharnaüm, fabriqué au-dessus du garage. Dans la maison proche vit son neveu Anjo, trente ans, plutôt calme sauf lorsqu'il part en escapade amoureuse en Allemagne. Enfin, il y a un gamin de dix ans, "Cinq-Six Mouches". Ce n'est pas un hasard si Pelot a choisi la "vallée" des Charbonniers ou de l'Agne, "étroite, secondaire et écartée, isolée, mal desservie par une route en lacets méchamment serrés", sa préférée qui lui a fourni deux pseudonymes : celui de Carbonari pour quelques nouvelles et celui de Suragne pour le Fleuve Noir.

L'existence en ces lieux, d'une course clownesque et folklorique, aux environs du 15 août, au cours de laquelle on voit célébrer la "République libre des Charbonniers" permet de dénouer une crise menée alors à son paroxysme.

Au cœur du microcosme où vit ce trio hors du commun, les statuettes de bazar trônant sur un téléviseur disent que le temps est beau puisqu'elles sont "bleues". Rien ne trouble les plaisirs des amis jusqu'à ce que surviennent les estivants du mois d'août, les Violet, installés avec leur fille, au rez-de-chaussée de la maison d' Irène, belle-sœur d'Elian et mère d'Anjo. Pelot expose trois générations à la fascination qu'exerce une seule créature de rêve. C'est une "apparition" aux cheveux noirs de jais, symbole du mystérieux pour un enfant déjà enfiévré par des piqûres de guêpes. La folie frappe chacun à sa manière. L'enfant refuse de fabriquer de superbes faux oeufs de ferme pour touristes et délaisse paille et teintures qui faisaient merveille. Il fugue même vers les étangs de la Haute-Saône, en pleine nuit ! Anjo tourne en rond avec "sa tête de retour d'Allemagne" jusqu'à ce qu'il devienne enragé. Et le plus aguerri, atteint par le "malaise", se remet à boire au point de grimper au plus haut du clocher, pour haranguer la foule dans une robe de mariée ! Malgré elle, par sa seule présence, fugitive et fugace, la jeune fille met à jour tous les secrets réels ou fabriqués de cette famille, tous les non-dits accumulés. Elle ameute les démons du souvenir et des rancœurs mal éteintes. A la violence des mots, chargés de truculence et d'humour décapant risque de succéder la violence des gestes. Comme Le Pain perdu, L'Été en pente douce, c'est un roman de l'été torride mais il n'embrase, cette fois, que les cœurs et le ciel.

Roman d'amour et d'humour, d'amitié surtout, plus sur les crêtes du rire que des larmes cachées, l'histoire flirte avec le tragique sans l'atteindre vraiment et plonge dans le burlesque savoureux et cocasse, sans jamais user des excès de la caricature.

Sans doute est-il réducteur de considérer le dernier récit paru : Une autre saison comme le printemps comme ressortissant seulement au fantastique. Puisque le chaos est aussi proche qu'inéluctable, il est temps que l'amour soit plus fort que la mort. Seul le désir le plus puissant, le plus inexplicable surtout, peut rendre vie aux disparus. C'est le postulat de ce roman qui ne concerne ni les amants tièdes ni les rationalistes étroits. En revanche, ceux qui ont souhaité faire revivre un être cher - humain ou animal -, ne serait-ce qu'une minute, se passionneront pour un récit aussi riche en émotions qu'en rebondissements picaresques. François Doralli, écrivain notoire aux États-Unis sous le nom de Dorall Keepsake, accepte de participer à un Festival du roman et du film noirs à Metz pour éviter un anniversaire douloureux. Mais ce spécialiste des disparitions romanesques est littéralement enlevé avant d'être contraint de partir à la recherche d'un enfant de neuf ans dont le père est décédé un an plus tôt. Contraint de retourner sur les lieux de son enfance, où se réveillent d'atroces souvenirs, et de jouer le rôle de son personnage romanesque, il est embarqué dans une quête où les surprises sont de taille à ébranler la raison et les cœurs les mieux accrochés.

Dans ce récit qui s'apparente autant au thriller qu'au roman fantastique, Pelot exige de son lecteur une adhésion totale, depuis les premières pages où l'on voit un vieil homme retrouver son chien écrasé trois mois plus tôt jusqu'aux espoirs fous de Doralli sur la tombe d'une femme aimée.

Grâce à une intrigue complexe où des destins se frôlent; se croisent ou se perdent, où des retours en arrière malicieux égarent délibérément un lecteur déjà confronté à l'inexplicable, l'attention ne se relâche jamais tant la folle envie de comprendre survit jusqu'au moment inexorable où la raison est contrainte de demander grâce. On entre de plain-pied dans un fantastique né du quotidien le plus naturel et, à la différence des romans traditionnels du genre débouchant souvent sur une explication rationnelle, l'auteur ne tend ni au lecteur ni à son héros la perche salvatrice de la bonne vieille raison qui permettrait de déjouer cette étrange "machination".

Aujourd'hui [en 1995], Pierre Pelot accepte parfois de quitter l'espace de silence nécessaire à l'écriture. Il participe à des émissions de radio ou de télévision, comme Nulle part ailleurs sur Canal+, ou au Festival Fantastica à Gérardmer En plus de la peinture qui mobilise une part de sa créativité, il travaille à des adaptations théâtrales et cinématographiques ou à des rééditions comme celles de Dylan Stark. Mais chut ! n'en disons pas plus et croisons les doigts. Il attrape aussi au vol, quand il sait les mériter, les histoires qu'il mûrit en lui-même avant de les coucher sur le papier et de nous les livrer. "A suivre" donc, et de très près !

 

Raymond Perrin (1er trimestre 1995).

 

 

Ajout indispensable début 2004 :

Diversifiant encore ses écrits, après avoir réalisé des feuilletons radiophoniques comme Saisons vénéneuses, Pelot se consacre au scénario télévisuel avec Femme de voyou (d'après le roman d'Anne Livrozet) ou encore Le Matin des jokers de Robert Mugnerot. Il compose des pièces dont l'une, Les Caïmans sont des gens comme les autres, est jouée à Paris par Claude Piéplu et Christian Rauth, en 1991, au Théâtre de la Main d'or. Si La Ville où les morts dansent toute la vie et Givre noir attendent un metteur en scène, L'Ange étrange et la véritable vierge Marie Mc Do a connu sa création en 1993, grâce à Benoît Fourchard et son "Théâtre en Kit".

L'auteur se consacre de nouveau à la peinture et propose des projets de films ou de scénarios de bande dessinée. A cinquante-neuf ans, Pelot a écrit plus de 170 récits, sans compter les nouvelles dont certaines ont été réunies dans le recueil L'Assassin de Dieu. Or, les livres les plus difficiles à éditer, comme Le Sourire des crabes (1977, réédition Encrage 1996), L'Été en pente douce (1980, rééd. J'ai lu, 1992, adapté aussi pour le théâtre), ou encore Ce soir, les souris sont bleues (un des préférés de l'auteur et qui aurait dû obtenir un minimum de reconnaissance par le Prix Erckmann-Chatrian), sont souvent des oeuvres majeures, lentement découvertes, comme en avance sur leur temps. Reconnu par ses pairs dans le domaine du roman noir et surtout de la science-fiction, Pelot sait qu'il n'est plus seulement un "raconteur d'histoires" et le public s'en aperçoit. Vouant sa vie à l'écriture depuis près de quarante ans, c'est un authentique écrivain comme le confirment ses romans les plus récents.

En entreprenant un renouvellement étonnant du "merveilleux scientifique", cher à J-H. Rosny, ou de "la paléofiction" - heureux néologisme dû à Yves Coppens -, Pelot trouve sa voie. Après le succès de l'album Le Rêve de Lucy (1990, rééd. Points Seuil, 1997), illustré par Liberatore, le romancier poursuit sa collaboration avec l'anthropologue Yves Coppens, devenu son ami, et la maintient durant les cinq ans en déroulant en cinq tomes la saga préhistorique Sous le vent du monde. Ce cycle monumental qui met au grand jour le souffle puissant et la force imaginative de l'écrivain va être, année après année attendu et apprécié par un lectorat de plus en plus large. Qui regarde la montagne au loin (rééd. Folio 1998), et Le Nom perdu du soleil (rééd. Folio 1999), parus en 1997 et 1998, créent la surprise. L'ensemble couvre les grandes étapes marquantes de l'Histoire de l'homme des origines à la naissance de l'écriture. Grâce à ce cycle original, au souffle épique, poursuivi seul dans le cycle de "paléopolar" : Le Livre de Ahorn, Pelot accède à la reconnaissance qui lui est due. La novélisation personnelle des films Hanuman de Fred Fougéa et Le Pacte des loups de Christophe Gans, avant les B.D. qu'il a scénarisées, prouvent ses dons de polygraphe.

 

 

Page créée le mercredi 21 janvier 2004.