Fou comme l'oiseau

 
 
 

Date et lieu

Fin mars, vers 1980, du côté de Saint-Maurice-sur-Moselle..

Sujet

Chip se redressa, flageola un peu sur ses jambes ankylosées. Il se sentait curieusement vide, dans un corps de feu. Dans un corps de plumes. Il piétina sur place et avança jusqu'au centre du chemin. Il sautilla. Ses bras se replièrent, mains retournées sous les aisselles, et il se mit, doucement, à battre des ailes. Le mouvement devint de plus en plus ample, large et rapide. Chip courait. Il courait et battait des ailes, prenant de l'élan pour son envol. Parfois sautait, faisait un bon en avant, retombait et continuait de courir. Le vent glissait sur ses longues plumes d'oiseau noir. Il courut sur une centaine de mètres. S'arrêta. Essoufflé. Ses bras se déplièrent, retombèrent. Des bras, à nouveau. Pas encore des ailes. Il n'avait pas volé, il n'était pas oiseau. (4ème de couverture, 1980).

La petite histoire... Atteint d'une maladie nerveuse, un jeune garçon se sentant exclu du monde qui l'entoure se réfugie dans l'imaginaire. Il rêve de voler comme un oiseau et trouve un peu de compréhension chez une jeune fille. Ce roman a été adapté pour la télévision en 1982 par Fabrice Cazeneuve, avec le débutant Florent Pagny (21 ans), sur une musique de Michel Portal. Pierre Pelot ne découvrira le film que le soir de la première diffusion, devant sa télé : c'est ce qu'affirme alors le réalisateur dans une interview à L'Est Républicain.

 

Éditions

Photo de couverture : Nardin-Jacana.

  • 1ère édition, 1980
  • Paris : L'Amitié-G.T. Rageot III/1980 [impr. : 25/08/1980].
  • 21 cm, 170 p.
  • Illustration : Nardin-Jacana (couverture).
  • (Les Chemins de l'amitié ; 32).
  • ISBN : 2-7002-0181-7.
  •  

  • 2ème édition, 2013
  • Paris : éditions Bragelonne, 9 décembre 2013.
  • (Bragelonne Classic).
  • Livre numérique.
  • 114 p.
  • ISBN : 978-2-8205-1332-8.
  • Prix : 2,99 €.
  • Chip est un adolescent atteint d’une maladie nerveuse qui le pousse à fuir la réalité et à s’échapper sans arrêt dans ses mondes imaginaires. Jusqu’au jour où il croise le chemin de cette jeune fille qui semble le comprendre si bien...
  •  

    Première page

    La mère s'était déjà mise à la vaisselle, achevant de mâcher une dernière bouchée de pain. Irénée leva les yeux sur Chip, quand celui-ci repoussa sa chaise et s'en alla, claquant peut-être un peu fort la porte derrière lui. Irénée demeura immobile pendant quelques secondes ; même ses mâchoires se figèrent. Son visage n'avouait rien de ce qu'il pensait en cet instant, ses yeux gris pâle, comme à l'accoutumée, étaient vides. Il reprit sa mastication.

    Sur le buffet de bois peint en blanc, parmi des bibelots, le transistor diffusait en sourdine les nouvelles du monde et de l'extérieur.

    La cuisine était sombre, mais moins qu'en plein hiver à cette même heure, sur cette pente de la montagne. En hiver, il fallait allumer du lever au coucher.

    La mère quitta l'évier pour venir ramasser la vaisselle sur la table. Elle prit l'assiette devant Irénée, et sa fourchette, mais lui laissa son couteau. Elle n'avait pas encore fini de mâcher sa croûte de pain. Son dentier clapait. La prothèse ne s'était jamais convenablement ajustée. Eloïse n'était pas retournée voir le dentiste, parce que cela coûtait trop cher, et la Sécurité Sociale ne remboursait presque rien.

    Irénée mit ses coudes sur la table, puis il picora quelques miettes en posant son doigt dessus, çà et là, et il suça le tout. Il replia son couteau, le fourra dans sa poche de pantalon de grosse toile bleue : un pantalon neuf, dont les plis étaient encore raides. Il remit ses coudes sur la table, croisa ses mains. Sur le buffet, à côté du transistor, le réveil marquait treize heures vingt-cinq. A treize heures trente, Irénée se lèverait. Il avait cinq minutes devant lui, à ne rien faire.

    Il attendit. Les coudes de son pull-over beige étaient usés. L'avant-veille, il était allé chez le coiffeur, et ses cheveux gris, coupés bien net sur sa nuque, traçaient un petit liséré blanc sur la peau tannée et rougeaude. Un épi rebelle hérissait le sommet de son crâne.

    Il décroisa ses mains, s'adossa à la chaise. La mère frottait le fond d'un casserole avec un morceau de tampon abrasif. La peau de ses bras nus tremblait. Elle s'arrêta pour relever, du dos de la main, une mèche de cheveux qui lui chatouillait le front.

    Treize heures vingt-huit. Irénée se leva. Il soupira bruyamment et dit : "oui-oui", pour lui-même, et pour marquer le temps qui coulait d'une sorte d'empreinte personnelle. Il faisait ça souvent, lorsqu'il se préparait à une action quelconque.

    Irénée n'était pas beaucoup plus grand debout qu'assis. Eloïse, la mère, qui n'était pas bien haute, elle non plus, le dépassait pourtant d'une tête. Même dans des vêtements à sa taille, il semblait flotter, toujours. Au village, on l'appelait le "petit Irénée", ou le "petit Louveran".

    Il marcha vers la fenêtre et regarda au dehors. Une espèce de mouche bizarre, avec de longues ailes diaphanes et un corps vert très étiré, zizillait entre le carreau et le rideau.

    - C'est aujourd'hui le printemps, dit Irénée.

    Puis, comme s'il doutait, à peine les mots prononcés, il demanda :

    - Non ?

    - Il me semble bien, oui, approuva Eloïse, sans relever le front.

    Irénée réfléchit pendant un court moment.

    - Oui, c'est aujourd'hui. Au calendrier comme dehors. C'est rare que ça aille ensemble.

    Il regarda la mère du coin de l'œil, espérant une réponse. Elle rinçait la casserole.

    - Bon, dit Irénée. J'y vais.

    Il traversa la cuisine, prit sa veste au portemanteau cloué sur la porte et l'enfila.

    Il coiffa sa casquette. Et il sortit.

    La mère vida la cuvette d'eau graisseuse dans l'évier. Elle regarda tourbillonner le liquide et, de la main, écarta les débris de feuilles de salade qui risquaient de gêner l'écoulement. Dans le coin le plus sombre de la pièce, assise toute droite sur sa chaise, la grand-mère fixait un point quelconque dans le vide, en branlant doucement de la tête.

    Dehors, Irénée alluma une cigarette. Il aspira quelques bouffées, les paupières mi-closes, puis il se mit en marche. Il descendit à travers prés : il le pouvait encore, jusqu'au 25 avril. Quand l'herbe serait haute, il ferait sagement le tour en empruntant le chemin ; il partirait alors dix minutes plus tôt.

    Le gazon humide s'enfonçait mollement sous la semelle de ses chaussures.

     

    Épigraphe

    Il n'y a sans doute pas, dans l'espèce humaine, un seul individu sage à toute heure, et dépourvu de toute espèce de folie.... (Erasme).

     

    Revue de presse

    L'École et la Nation

    Paris

    Un des romans de Pierre Pelot où il donne pleine mesure à une générosité toujours en éveil pour ceux que l'ordre social a rejetés dans l'obscurité, dans la misère matérielle et morale vécue au quotidien (...). Tout est possible, rien n'est possible, la reconnaissance du droit à la différence ne s'improvise pas. Dans son déroulement, dans son écriture à l'indignation retenue, le roman accuse avec force.

     

    Culture et bibliothèque pour tous

     

    Des personnages vrais, saisis par le regard tendre de Pierre Pelot, dans le cadre qui les révèle, la campagne vosgienne qu'il connaît si bien.

     

    Bulletin des Éditions de l'Amitié-G.T. Rageot

    N° 32, août 1980

    L'auteur : Alors qu'il s'était depuis plus de deux ans uniquement consacré à la science-fiction, Pierre Pelot renoue avec le roman littéraire. Plus que jamais il prouve avec ce nouveau livre combien est illusoire la barrière dressée entre la littérature pour adolescents et la littérature pour adultes.

    L'ouvrage : Chip est fou. Il sait qu'un jour il pourra enfin s'envoler, que ses bras deviendront des ailes, que sa peau deviendra plume. Sylvia, son amie, l'écoute et essaie de comprendre. Mais que peut-elle faire pour l'aider, sinon l'aimer alors qu'il s'égare dans ses grands rêves fous d'oiseau noir ?

    Les raisons de notre choix : Ce n'est pas seulement un livre sur la folie. Ce n'est pas non plus uniquement un livre sur le mal de vivre d'une certaine jeunesse. C'est aussi et surtout une histoire bouleversante, un roman d'une âpre beauté et d'une extrême pudeur. Jamais encore Pierre Pelot n'a été aussi tendre et violent, jamais encore sa plume n'a été aussi brillante et créatrice.

    Autour du livre : La folie et la non-conformité. Le rêve d'Icare. Solitude et liberté. La vie en province, les loisirs des jeunes. L'isolement d'une famille. La rumeur, les commérages.

     

    BCP Tarn et Garonne

    1980

    L'histoire d'un garçon étouffé par une famille pleine de préjugés et considérant leur fils comme n'étant pas parfaitement normal.

     

    Livres Jeunes Aujourd'hui

    Union nationale Culture et Bibliothèques pour tous, Paris, décembre 1980.

    Tout le monde disait que Chip était fou... "Son émotivité, sa nervosité s'exaspèrent dans l'isolement où le font vivre ses parents, pour le protéger : un père trop faible pour l'aider, une mère qui se croit coupable... punie". De braves gens qui l'aiment d'un amour étouffant, maladroit, dont le garçon (l8 ans) se sent prisonnier, "seul, écrasé de chagrin, de dépit, rivé au sol par le malheur d'être un homme, et non pas un oiseau. Mais un jour, il serait oiseau !" La rencontre inattendue de Josia - qui l'écoute et lui parle comme à une personne "normale" - grâce à laquelle il découvre l'amitié, un soupçon de liberté, puis la richesse bouleversante de leur échange d'homme et femme conduira Chip selon une logique implacable, au bord de la falaise avec le désir fou de se libérer à jamais de sa pesanteur humaine, de voler comme l'oiseau...

    Un roman actuel, parce qu'il aborde avec franchise, honnêteté, le problème difficile de l'affectivité, de la sexualité des êtres "différents" - mais sans concession aux "modes" -, un récit poignant sur l'enfermement irrévocable des êtres catalogués arbitrairement "d'anormaux" dans lequel toutes les nuances des sentiments humains affleurent sans démonstration. Des personnages vrais saisis par le regard tendre de Pierre Pelot, dans le cadre qui les révèle, la campagne vosgienne qu'il connaît si bien. Un beau roman, pour les plus de 15 ans, qui devrait amener à une réflexion.

     

    Fiction

    N° 315, janvier 1981, p. 163

    Infatigable et éclectique Pierre Pelot ! Le voilà qui vient de s'évader de la science-fiction, avec deux romans "réalistes" dans la veine d'Erskine Caldwell et de son Petit arpent du bon Dieu : il s'agit de L'Été en pente douce (Kesselring) et de Fou comme l'oiseau (Éditions de l'Amitié, G.T. Rageot). Dans l'un comme dans l'autre, même bonheur dans la description de personnages simples et en marge, même extériorisation née du refus de l'introspection psychologique et de la volonté de tout exprimer par la seule peinture du comportement. Étonnant Pelot, qui pourrait faire s'il le voulait carrière dans le mainstream ! Mais qui pense déjà à autre chose, puisqu'aux dernières nouvelles, remis de sa récente déprime, il lorgnerait très fort du côté du nouveau polar et songerait d'autre part à se reconvertir partiellement dans le fantastique macabre à l'anglo-saxonne. Décidément, Pierre, tu nous étonneras toujours...

     

    Bibliothèque de travail

    N° 124 (?), mai 1981. Claude CHARBONNIER

    Fou, Chip qui rêve de voler ? Qui rêve d'avoir des amis ? Qui recherche ceux ou celles qui le comprendront ? Peut-être. Mais surtout "fou" parce que tout le monde le croit, tout le monde l'en persuade, parce qu'on l'évite, qu'on a peur de lui ou qu'on s'en moque, parce qu'il ne sait quoi faire ni comment vivre.

    Personnage solitaire, marginalisé par sa situation de "demeuré", de "pas comme les autres", il trouvera Josie. Josie qui sait l'écouter, qui sait l'entendre... Qui est la preuve vivante qu'il peut vivre, aimer, que sa vie peut avoir un sens pour lui...

    On retrouve dans ce roman les qualités de Pelot et son goût pour les êtres marginaux rejetés par une société qui ne sait que cultiver l'indifférence et le goût du fric. Il s'en dégage une certaine tendresse et peut-être l'incitation à regarder les autres d'un œil plus chaleureux.

     

    Page créée le jeudi 30 octobre 2003.