C'est ainsi que les hommes vivent

 
 
  • Pierre Pelot
  • 2003 | 163ème roman publié
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Éloge de Pierre Pelot,
lauréat du Prix Erckmann-Chatrian 2003

Ce texte a été lu par son auteur, Philippe CLAUDEL, écrivain, président du Comité Erckmann-Chatrian, lors de la remise solennelle du Prix Erckmann-Chatrian du roman à Pierre PELOT le 18 octobre 2003, en l'abbaye de Pont-à-Mousson.

"On attache aussi bien toute la philosophie morale à une vie populaire et privée qu'à une vie de plus riche étoffe ; chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition". C'est ainsi que s'ouvre ton beau et grave roman, Pierre, par cette citation de Montaigne placée en exergue du texte, et qui en est tout à la fois le compas et la boussole. Puis, juste après Montaigne, tu convoques Sénèque qui affirme que "nul ne se juge redevable d'avoir reçu du temps, alors que c'est le seul bien que, même reconnaissant, l'on ne peut rendre".

Montaigne, Sénèque : deux montagnes qui ouvrent la voie à l'émergence d'une autre, de la même taille qu'elles, du même granit : Pelot. Entre humain et temps, entre regard posé sur les humbles et magistrale envergure, à la façon d'un géant qui enjamberait les siècles sans jamais écraser les hommes qui s'y meuvent.

J'ai vu que des journalistes t'avaient surnommé l'Umberto Eco des Vosges. Il serait à mon sens plus juste de dire de l'auteur du Nom de la rose qu'il tente de devenir le Pelot de Bologne, car avec à peine quatre ou cinq romans à son actif, il fait figure de débutant des lettres comparé à toi. Car tu n'as jamais fait les choses à moitié, et c'est là une de tes grandes qualités. Un écrivain est fait pour écrire. Et tu as écrit, beaucoup. Et tu continues, pour notre grand bonheur. Tu n'y vas d'ailleurs jamais avec le dos de la cuillère. C'est une pelle, un pic, une pioche, un burin, qu'il te faut. Du travail de force. Du travail de titan, comme on n'en fait plus, comme on n'en ose plus de nos jours dans les lettres françaises trop asphyxiées par des romanceaux anorexiques, des bluettes light, des récits hypocaloriques.

On a dit l'ampleur de ton livre, son projet, son ambition, sa déraison, son volume - ses fameuses 1111 pages ! On a salué la prouesse, la monstruosité. A-t-on dit assez que ces pages-là sont encore plus nombreuses qu'il n'y paraît. Je veux dire par là qu'elles débordent de vie, d'humeur, de chairs, de souffrances, de temps, de misères et de beauté. Ce n'est plus un livre, c'est plus qu'un livre : c'est un monde, un monde charrié par les eaux non pas étroites mais larges et folles, les eaux puissantes d'un roman-fleuve.

J'aime la belle expression de roman-fleuve. Le tien est en un. Oui, un roman-fleuve. C'est si beau les fleuves. Il y en a si peu au sein de la géographie. Combien en France ? Quelques-uns, très peu. Et qui sont là, depuis toujours, et qui ne bougent pas, et que l'on regarde, dans lesquels on se baigne, qui nous englobent, nous enserrent, nous effraient, nous font rêver, et nous survivent. Qui rafraîchissent, nourrissent et emportent des générations d'hommes, qui créent entre elles, un lien unique, tout à la fois mobile et immuable. Eux seuls gagnant, toujours, les fleuves. Oui, tu as écrit un de ces rares romans fleuves, au cours puissant, et qui charrie en lui, rassemblé en lui, comme fondu, uni, tout ce que l'on trouve éparpillé souvent en de multiples rivières, en quantité d'autres petits textes. Un roman-fleuve. Qui part de peu de choses, qui enfle, se gorge, et qui emporte tout, qui grossit, grossit et finit par s'unir à l'océan, c'est-à-dire à l'infini. A l'univers. Ton roman ? Une littérature à lui seul. La littérature. Il fallait cela pour dire ce que tu voulais dire. Toi seul pouvais le faire. Ce roman. Un roman humain.

Car rarement livre a donné aussi fortement le sentiment de l'humain, de sa dimension tout à la fois infime et splendide, mortelle et tenace, incohérente, faible. Dans les fils que tu croises entre le passé et le présent, entre l'Histoire des peuples et l'histoire des êtres, entre le gouffre des origines et le vertige de la mort, entre les grandes misères des temps et les tragédies des vies, on peut contempler, comme sur une tapisserie de haute lice, les destins d'êtres qui sont tout à la fois nos devanciers et nos frères, nos doubles, nos ancêtres et nos ombres portées. Car oui, tu nous le montres, c'est vraiment ainsi que les hommes vivent, dans le mystère de leurs naissance, dans l'inconnu de leur devenir, tiraillés entre les deux grandes questions posées par des bouches sans voix à des oreilles sourdes, éternellement sourdes : d'où venons-nous ? où allons-nous ?

"Dolat se souvint. Un pan du monde s'écroula devant ses yeux, comme une coulure d'averse achevée sur le carreau d'une fenêtre. Dieu…

Dieu s'en était allé, depuis longtemps sans doute, ou il avait omis de laisser par ici quelque repaire, quelque curiosité où poser son regard - ne fût-ce qu'un coup d'œil dans un clin de paupières. Dieu sans doute était mort d'une vieillesse sèche, friable, variqueuse, une vieillesse de pape, cervelle et ventre mous, fatigué, la ride trop profonde et le sang trop épais. Dieu…

Ce qu'il se rappelait lui donnait le tournis, mais pas tant que ce qu'il ignorait : cette faille raide et profonde, à pic, qui lui soufflait une halenée fétide et noire aux talons, ce gouffre sans histoire d'où très probablement il venait de jaillir, d'être craché, vomi, vessé, éjecté, comme un bran, un déchet…

Il se nommait Dolat […] "

Nous suivons, grâce à toi, Pierre, les vies de Dolat, de Lazare, d'Appoline, avec la même frayeur et le même espoir que nous mettons à contempler nos errances. Nous sommes avec eux, nous sommes eux. Et c'est là une de tes grandes forces que de nous faire aller à leurs côtés mais finalement en nous-mêmes. Dans les profondeurs de nous-mêmes, dans ces contrées peu fréquentées parce que peu fréquentables où bouillonnent nos désirs, nos élans, nos humeurs, nos tares, nos délices et nos grandeurs.

Et puis, Pierre, il y a la langue. Il y a ta langue. Et le roman-fleuve se mue en miroir, j'allais dire en ostensoir, tant il veut brandir ce qu'il fait reluire, ce français merveilleux de la fin du seizième siècle, de l'aube du dix-septième siècle, où le sublime se frotte encore au patois, où, mal établi, mal dégrossi, encore jeune et alerte, les mots ne se sont pas tournés le dos entre eux, mais s'acoquinent les uns aux autres, sans se défier, le duc avec le paysan, dans une noce toujours vive, réjouie. Et l'on pense à Montaigne encore. Rabelais, bien sûr. Pelot, tout simplement.

En définitive, c'est très bien les remises de prix. Et pour la première fois, je suis vraiment content d'avoir accepté un jour d'être président. Cela me permet de te dire des choses que jamais je n'oserais te livrer au cours de conversations amicales. Oui mon Pierre, tu es un grand écrivain. Oui, tu as écrit un sacré livre. Un très grand livre. Un classique déjà. Et le public ne s'y trompe pas. Et le succès éclatant qui est le tien en cette rentrée littéraire est une reconnaissance méritée : presse unanime, libraires enthousiastes, lecteurs ravis. Tu as tout, et c'est justice. La Lorraine attendait depuis longtemps cette voix incarnée, cette voix qui déroule son passé et son présent, son pays, ses hommes, sa langue, ses reflets et ses terres, cette voix qui est d'ici, car c'est tellement nécessaire d'être d'un pays, mais qui en même temps et dans le même élan, parvient à atteindre l'universelle grandeur.

C'est pourquoi, Pierre, je terminerai en te disant qu'aujourd'hui, ce n'est pas nous qui t'honorons, mais c'est toi qui nous honore. Ton roman, ta présence, le fait que tu acceptes le prix que je vais te remettre, nous honorent et honorent la région où tu vis, où tu écris, une région peuplée de femmes et d'hommes, des frères humains qui trouvent en toi un cœur, un talent, une bonté et une chair pour les dire. Les dire pleinement, et pour toujours.

Bravo, mon Pelot, merci d'être ce que tu es, merci à Irma, longue vie à vous et, je t'en conjure au nom de tous, menace-nous encore de bien des livres !

Philippe CLAUDEL.

 

Page créée le jeudi 23 octobre 2003.